ENQUÊTE
Au cours de mes recherches pour le livre sur Lhomme du Sérail, javais fréquenté très souvent la bibliothèque (et les archives) de lAlliance israélite universelle et lisant ces milliers de lettres bouleversantes des quatre coins de lOrient et de la Méditerranée, lidée métait venue de révéler au grand public des extraits de ces « journaux de la vie quotidienne » tenus par des hommes souvent intrépides, mus par lidée du bien des enfants et des générations futures.
LE RESUME DU LIVRE
Une « photographie du monde » à laube du XXe siècle, au moment où tous les conflits actuels se sont noués, sur tous les continents : lAfrique Marco, Algérie, Tunisie, Egypte, Ethiopie ; lEurope Constantinople, Salonique, la Bulgarie ; lAsie Bagdad, Mossoul, Damas, Alep, Jérusalem, Mikveh-Israël près de Tel Aviv ; lAmérique avec Monsieur Nissim à New York.
DOSSIER DE PRESSE
« Dans cet ouvrage remarquable, lauteur retrace et documente une partie de lhistoire de lAlliance israélite universelle, véritable saga pédagogique et humaniste dont linfluence fut énorme. Fondée en 1860 à Paris, on sait quelle créa des écoles de plusieurs types dans tout le bassin méditerranéen et bien au-delà afin doffrir aux jeunes juifs toute les possibilités déducation intégrée dans les valeurs universelles de la République. Lextrême richesse de ce livre réside dans le très large usage des archives longuement citées, surtout de la correspondance de ces missi dominici de la culture. Dans des conditions de précarité inimaginables et avec un enthousiasme incroyable, ces véritables consuls juifs mirent sur pied des écoles primaires, secondaires et professionnelles fondées sur les valeurs dun judaïsme ouvert sur le monde. Des milliers denfants sont entrés par lAIU dans le monde moderne en même temps quils saffirmaient comme des juifs à part entière. De Mogador à Ispahan, de Sofia au Caire et bien sûr en Palestine, des hommes et des femmes se dévouèrent sans compter.[
] Trois établissements scolarisent en 1865 dans tout le réseau de lAIU 680 élèves. Ils seront près de 48 000 répartis dans 127 institutions en 1939. Au milieu du démantèlement de lEmpire ottoman, des guerres européennes, la foi de ces hommes et de ces femmes dans les nécessités de léducation ne faiblira pas. Ce livre est la chronique inspirée dune réussite évidente et capitale dans lhistoire du judaïsme. On éprouve beaucoup démotion à la lecture de ces documents parfaitement replacés dans leurs contextes, inoubliables souvenirs dune splendeur passée. » Dominique Bourel, Culture de France en Israël, revue de lambassade de France, mars-avril 2000.
« Portraits de croisés du judaïsme : Dans son huitième ouvrage, Les missionnaires juifs de la France, E. Antébi fait corps avec ses héros, elle enrichit la galerie des portraits et fournit les clefs du monde que nous avons perdu. Vous mesurerez combien cette perte est cruelle, combien elle contribue, avec dautres, à lamenuisement de la France. [
) Elizabeth Antébi a voulu en exergue cette confidence dune ancienne élève de lAIU (mai 1956), Thérèse Mitrani : Rentré à la maison, mon père nous lisait les articles de Zola et disait : La France, mes enfants, seul pays au monde dont le peuple pouvait se passionner et se déchirer pour défendre un juif (Dreyfus) innocent. Il me semblait que toute la beauté du monde, toute la justice de la terre sétaient réfugiées dans ce pays qui portait le nom de France et que je rêvais de connaître un jour. [
] Les Alsaciens furent nombreux
[
] Ajoutez ceux de Smyrne, Andrinople, Salonique, Constantinople, de Turquie et des Balkans, lélite, en première ligne, suivie de laxe Livourne-Salonique, laxe séfarade pur qui entraîne juifs italiens et tunisiens suivis de loin par les piétailles, Afrique du Nord, puis déclassés, Syrie, feu Eretz Israël devenue Palestine malgré Jérusalem ou ce quil en reste, Mésopotamie et les égarés de lAsie et de lAfrique profonde, sans oublier les juifs russes difficiles à vivre, que poussent les pogroms, terreau pour les commentateurs de Marx.[
] Rien néchappe à Elizabeth Antébi. Autour de vingt-quatre portraits en pied, hommes et femmes, croqués en peu de mots, elle balaie un siècle et, de New York à lAsie centrale, une moitié de la planète. » Pierre Chaunu de lInstitut, Le Figaro, mardi 28 décembre 1999.
« Lauteur offre des portraits saisissants et vrais de personnages qui pourraient tous nourrir des scénarios inoubliables. Parfois la grande Histoire les attend au tournant de leur lutte modeste et courageuse. Voilà David Sasson confronté au massacre des Arméniens ; voilà Joseph Néhama (1880-1971) à Salonique, durant lhorreur absolue incarnée par le monstrueux Aloïs Brunner. Leurs témoignages, leurs écrits, rapportés ici, constituent des documents inestimables. » LArche, janvier 2000.
« La République avait ses hussards noirs, lAlliance israélite universelle eut les siens. Ces missi dominici du judaïsme libéral voyaient dans la culture française issue des Lumières et de lesprit révolutionnaire un puissant facteur de progrès. Parfois au péril de leur vie, ils sacharnèrent à développer lenseignement de notre langue dans les Balkans, au Maghreb et même au Moyen-Orient. A travers vingt portraits, E. Antébi leur rend un hommage très engagé. Pour autant, elle nocculte en rien la violence des conflits qui opposèrent ces hommes aux juifs orthodoxes, souvent influencés par lAllemagne, comme aux militants sionistes, résolus à pourfendre ces hérauts de lassimilation. » Rémi Kauffer, Le Figaro Magazine, Samedi 13 novembre 1999.
EXTRAITS
Elie Nathan (1883-1960) : un champion des libertés à Constantinople
Constantinople nétait pas seulement la capitale de lEmpire ottoman, sétendant du Danube jusquau golfe dAden et de la frontière tunisienne jusquà la Perse et dont relevaient ou avaient relevé toutes les terres de mission de lAlliance, à lexclusion du Maghreb ; cétait aussi la tête de pont économique de la France en Orient, à une époque où les rapports entre lEmpire ottoman et les grandes puissances étaient régis par les capitulations ou traités dexterritorialité spécifiques.
Une majorité de missionnaires venaient de Turquie dEurope, et plus particulièrement des deux capitales, celle de jadis, Andrinople (Edirne) et celle de maintenant, Constantinople.
Avec Elie Nathan, apparaît lun des premiers missionnaires, formé dans les écoles de lAlliance et qui exerce dans son propre pays.
Il na pas connu lépoque héroïque, celle où, pour linstituteur en Orient, tout était dans le chapeau, ou plutôt dans le haut-de-forme : Ce nest pas un couvre-chef ordinaire, écrivait Navon, il est le chapeau-diplôme. « Ce haut de forme, cest toute lEurope qui entre avec lui ... Songez donc ! Ne le coiffe pas qui veut, même à Paris ! Il est le symbole de la science, on nous laffirmait du moins. En vous décernant votre titre de savant, lEtat seul vous autorise à larborer. » (A. Navon : La fondation de lécole de lAlliance à Andrinople, Paix et Droit, avril 1923). Mais il a assisté à la promulgation, en 1925, de lédit kémalien dinterdiction du port du fez - ce couvre-chef oriental dont la hauteur et la position du gland avaient toujours indiqué limportance dun personnage.
Nathan na pas suivi non plus le grand partage du monde, au congrès de Berlin, en juin-juillet 1878 - indépendance proclamée de la Serbie, du Montenegro et dune Bosnie-Herzégovine protégée par lAutriche - même sil en subit les conséquences trente-quatre ans plus tard avec les guerres des Balkans.
En revanche, il a connu tous les grands tournants historiques depuis lors : la tolérance du sultan, jusquen 1908, le caractère franchement libéral du gouvernement des Jeunes-Turcs, la fin de la Grande Guerre, suivie de loccupation du territoire ottoman par les Alliés et du dépeçage de lhomme malade de lEurope- comme on appelait, dans les chancelleries, lEmpire menacé - la guerre dAnatolie et le combat de Mustapha Kemal pour fonder la Turquie moderne.
Constantinople était un univers à elle toute seule sur le Bosphore, avec des quartiers très divers de part et dautre de la Corne dOr (bras de la mer de Marmara qui coupe en deux la ville européenne) : la première école de lAIU avait été fondée dans le quartier populaire de Couscoundjouk, grâce au courage du patriarche Abraham de Camondo, qui navait pas hésité à affronter les fureurs du parti dévôt. Puis sétaient ouvertes les écoles des quartiers de Balata, de lélégante Galata (quartier des ambassades), de Haskeuy et Ortakeuy. Ainsi que, dans la périphérie de la capitale, les écoles de Cavalla, Demotica, Gallipoli, Rodosto.
Nathan avait été élevé dans lécole de Galata, où il était revenu enseigner avec le titre dinstituteur, après des débuts à Andrinople. Son directeur, Benvéniste, ne tarissait pas déloges sur ce jeune collaborateur qui fréquente peu la société, les cafés, les brasseries et aime vivre au milieu des siens.
Très tôt, Elie Nathan avait appris à garder son sang-froid en des temps troublés : il avait vingt-cinq ans quand avait éclaté la révolution jeune-turque, déclenchée par des officiers de larmée ottomane inspirés par les idées de la révolution française : Le soleil de la liberté éclaira pour la première fois, depuis des millénaires peut-être, la reine de lOrient. La foule en délire débordait de joie et, vers les deux heures de laprès-midi, porté par un torrent humain formé de près dun million dhommes, je me trouvai au palais de Yildiz (Yildiz Kiosk, le palais de létoile, résidence dAbdul-Hamid II) où le terrible autocrate de la veille dut se montrer au peuple qui lacclamait.
Elie Nathan parle pourtant de la tolérance des sultans qui a préparé le terrain à lAlliance en autorisant, par exemple, les israélites du bassin oriental de la Méditerranée et de la péninsule des Balkans à parler la langue judéo-arabe. Pour Nathan (dautres missionnaires ne furent pas du même avis), ce fut le moyen donné à ces communautés de garder durant des siècles des affinités latines qui les apparentaient étroitement, malgré leur origine sémitique, aux peuples de lOuest méditerranéen.
Cest ainsi quil explique les grandes disparités de recrutement, par lAlliance, des instituteurs et institutrices pour lOccident :
Il semble que les régions de lEmpire ottoman que, pour la commodité de notre démonstration, nous appellerons les régions judéo-espagnoles, régions comprises entre le Danube et une ligne idéale passant par Rhodes et le Sud de lAnatolie, ainsi que les ports du Maroc, ont fourni un contingent qui sest distingué, pour ce qui a trait à la connaissance de la langue française, par un degré davancement et de souplesse que des statistiques, sil en existe, ne sauraient manquer de mettre en évidence.
LAlliance israélite universelle joue à lépoque un rôle si éminent, sur la scène internationale, que le 15 juillet 1909, une mission parlementaire ottomane vient rendre visite au président de lAIU, Narcisse Leven : elle est conduite par Riza Tewfic, un musulman, ancien élève de lAlliance, accompagné de deux députés juifs, Sasson et Metzliah, du député arabe Boustani, du député turc Midhat Chükrü, du représentant du comité Union et Progrès, le capitaine Ismaïl Jumblatt, et de lun des futurs triumvirs, Talaat bey. Cette ambassade officieuse témoigne de limportance politique et spirituelle dans lEmpire ottoman de lAlliance, qui peut se féliciter de voir trois de ses anciens élèves israélites siéger au Parlement.
Puis les événements senchaînent et la capitale est livrée à leffervescence permanente : déposition du sultan remplacé par son frère, Mehmed V ; première guerre balkanique déclenchée, le 8 octobre 1912 par le Montenegro ; coup dEtat dEnver Pacha, le 23 janvier 1913 ; triumvirat des Pachas sans Dieu pour gouverner lEmpire, en février 1914 - Enver, ministre de la guerre, Djemal, ministre des Travaux Publics, puis de la Police, Talaat, ministre de lIntérieur.
Plus que tous ces événements, ce qui préoccupe Nathan, sur le terrain, cest la montée en puissance des sionistes, israélites non ottomans venus dAllemagne et de Pologne, déchaînés contre linfluence française et lAlliance israélite universelle. Car, à la faveur de la révolution jeune-turque et de laffirmation des nationalismes qui connaît son paroxysme avec les guerres des Balkans, le sionisme a désormais pignon sur rue. Victor Jacobson (1869-1934), venu de Crimée où il était banquier, et beau-fils dun des chefs sionistes, Menahem Ussichkin (1863-1941) a participé à la fondation de la banque sioniste Anglo-Levantine Bank, et a racheté des journaux (en particulier LAurore, de langue française) ou des participations à des journaux de la capitale ; il est lantenne des sionistes à Constantinople. Avec la maîtrise qui caractérise les commis-voyageurs allemands, on a su mettre à profit toutes les circonstances favorables pour introduire auprès du public ce nouvel article de lexportation germanique.
Elie Nathan sinquiète, en particulier, de limplantation dun club sportif, le Maccabi, dont lun des chefs de section vient de Bulgarie, avec sa barbe rousse en pointe, ses yeux furibonds et ses bras bien musclés.
LAlliance, soucieuse de neutralité, perdit, comme len avaient mise en garde nombre de ses professeurs, sa bataille contre le sionisme. Mais, à Constantinople, le problème nétait déjà plus là. Avec les guerres balkaniques, narrées au jour le jour par les missionnaires de la capitale et des marches de lEmpire, le problème majeur était celui des réfugiés qui samoncelaient partout. Lun des professeurs, Alhalel, écrivait à lAlliance : Vous me demandez comment il se fait que les réfugiés ne rentrent pas chez eux. Pour ceux qui sont originaires dAndrinople, la question ne se pose évidemment pas. Le siège de cette place est très rigoureux : personne nen peut sortir, personne ny peut entrer. Les autres réfugiés viennent de Kirk-Klissé, de Lulé-Bourgas, de Tchorlou, de Silivrie. Il est impossible de communiquer avec ces villes : les autorités aussi bien turques que bulgares sy opposent.
Autre problème grave : lémigration des familles israélites riches ou aisées qui ne veulent pas livrer leurs enfants à la conscription, dans ce climat de guerres incessantes. Dans la capitale, les missionnaires de lAlliance se dévouent sans compter. Leurs rangs sont décimés par le typhus : Nissim Albala, Albert Antébi meurent brutalement, laissant leurs veuves dans le dénuement. Niego, lancien agronome de lAlliance, devenu un haut dignitaire Bnai Brith et fondateur de Loges dans la capitale, a créé en 1915 un lycée dinspiration allemande, dirigé un temps par le malheureux Alhalel. Le solennel Benveniste multiplie les rapports. Lhomme de coeur quest Bassous écrit des lettres émouvantes. Rosalie Chéni tient la barre des écoles maternelles.
Lune des destinées les plus émouvantes de cette époque fut celle de Delphine Franco, la directrice de lécole dOrtakeuy. Née à Hochfelden, deux ans avant la guerre de 1870, cétait une Alsacienne, orpheline de mère, que son père, le rabbin Bloch, avait recommandée à Narcisse Leven. Envoyée à Tunis comme institutrice-adjointe, elle avait fauté avec un imprimeur catholique dorigine maltaise, qui le soir faisait partie de lorchestre dun café chantant et quelle voulait épouser. Le jeune homme avait demandé sa main. Pour lAIU, les inconvénients étaient multiples et allaient du discrédit jeté sur une école israélite où les institutrices se mariaient à des chrétiens, jusquà laccusation de pousser aux conversions, si limprimeur adoptait la religion israélite. LAlliance sopposa donc au mariage et le père Bloch envoya une lettre furieuse à sa fille. La jeune fille de vingt ans décida de suivre sa folle passion. LAlliance la révoqua, son père la maudit, quand se produisit un coup de théâtre :Le jeune homme à qui elle a tout sacrifié, parents, famille, sitaution, honneur, vient dêtre assassiné. Le mariage était fixé pour le mois de septembre suivant !
LAlliance sétait montrée bonne fille : elle avait gardé son institutrice et lavait nommée à Tanger, puis à Tatar-Bazardjik, en 1891. Là, en Bulgarie, lattendait son destin, sous la forme dun homme romanesque, écrivain de surcroît et grand missionnaire de lAlliance, Moïse Franco, qui était né à Constantinople et dirigeait lécole de garçons. Ils se fiancèrent (elle avait vingt-cinq ans, et lui, vingt-neuf) et il la fit venir à Constantinople où il avait été nommé directeur de lécole de garçons du quartier dOrtakeuy, un des faubourgs les plus agréables du Bosphore, près du palais de létoile (Yildiz Kiosk), qui renferme cinq cents familles juives.
Delphine Franco navait pas quarante ans quelle était devenue veuve, pour la deuxième fois pourrait-on dire : son époux était mort brutalement à la veille de la révolution jeune-turque. Il la laissait avec deux enfants tout petits. Elle avait supplié lAlliance de la rapatrier ou, du moins, de lui laisser voir sa famille, les Besnard, les Schwob, les Lorié, Stiffel, oncles et tantes qui lavaient élevée. Fin 1919, elle séteignit à Constantinople, frappée dapoplexie à la suite dune colère. Elle laissait deux orphelins, une jeune fille de dix-huit et un garçon de treize ans, à qui lAlliance fit une petite pension.
Après la Première Guerre mondiale et le traité de San Remo qui scelle le dépeçage de la Turquie, un officier de Macédoine, Mustapha Kemal, reprend les armes pour fonder la Turquie moderne.
Nathan décrit le chaos laissé à Constantinople par les guerres successives, le durcissement des autorités turques dans un sens nationaliste, la misère induite par les spéculateurs, la cohorte des misérables qui se ruent sur les écoles. Cest à cette aube tourmentée dune époque nouvelle que voient le jour les enfants dElie Nathan, Esther, le 23 février 1923, Nissim, le 12 décembre 1925 et Victor, le 31 mai 1929. Les Nathan, qui ont déménagé dans le quartier reconstruit de Couscoundjouk, habitent 20 rue Yeni Sokak.
Avec le massacre des Arméniens et le haro sur les Grecs, les commerçants juifs sont devenus lun des éléments les plus influents du pays et maitrisent une grande partie de léconomie. Ils ont même, à San Remo, renoncé au statut protecteur des minorités, pour ne pas se distinguer des autres citoyens turcs. En moins de vingt ans, ils déchantent tristement.
Dès la fin de la guerre dindépendance, un mot dordre nouveau est lancé : La Turquie aux Turcs, habitée par les Turcs et dirigée par les Turcs. Il nest plus question de laisser les israélites parler lespagnol et se proclamer latins et occidentaux. Les Turcs les écartent des postes de responsabilité quils détenaient jusqualors dans les ministères et les administrations. De 1925 à 1930, plus de vingt mille juifs quittent leur terre natale, même si soixante mille restent en Turquie. Ce sont les chiffres donnés par léditorialiste de lAlliance, Alfred Berl, qui ajoute : Sassimiler, ce nest pas changer de type moral - pas plus que physique - ni renier ses origines ou sa foi traditionnelle. Il sagit de sagréger par le coeur et la volonté au pays qui nous a vu naître et à la population qui nous entoure et à les aimer, comme un fils et comme un frère, à en partager également les charges et les droits, les chagrins et les joies, les périls et les espérances, les bienfaits et les sacrifices. Elie Nathan se fait le chroniqueur au jour le jour de la débâcle allianciste. Il nous donne une description précieuse de cette période mal connue, telle quelle fut vécue par la communauté israélite dans la mouvance nationaliste et socialiste de lépoque, avec la fondation dune langue nouvelle pour un homme nouveau. Cest un mélange de turc, darabe et de persan, et cest la syntaxe arabe qui gouverne ce mélange ; la grammaire est encore à créer, et avant de lenseigner aux étrangers, il conviendrait den fixer les règles : A. Berl, Le judaïsme en Turquie, Paix et Droit, mais 1928. A la même époque, ne loublions pas, vient de se forger lhébreu, devenue la troisième langue de Palestine (avec langlais et larabe).
3 décembre 1934
La langue turque, comme chacun le sait, est constituée en majeure partie (dans la proportion de 80% à en croire le dictionnaire dIbrahim Djoudi édité à Trébizonde en 1914) par des mots et locutions empruntés aux langues persane et arabe, arabe surtout. Les Turcs, dans leur marche conquérante vers lOuest, nont pas manqué, au cours des siècles, de subir lattrait des brillantes civilisations des peuples quils subjuguaient, au point davoir adopté leur religion, leurs coutumes et en très grande partie leur langue.
Avec le temps, cette influence alla en sintensifiant et il en est résulté pour les Osmanlis [dynastie ottomane], la formation dune langue qui pouvait dans une certaine mesure être considérée comme un excellent instrument de culture et à laquelle les intellectuels étaient unanimes à reconnaître une forme classique. Cest cette langue quil sagit aujourdhui déliminer et de remplacer par quelque chose de nouveau, dinconnu, emprunté au turc - autrement dit à une langue prémédiévale, pourrait-on dire, et dont il ne reste plus aucune trace dans le parler populaire lui-même, à plus forte raison dans la langue littéraire.
Tâche colossale, surhumaine et dautant plus ardue que depuis lépoque plus que millénaire où les premiers Turcs abandonnèrent lAsie Centrale, des influences que lon peut qualifier à juste titre dancestrales se sont interposées entre la source primitive où lon prétend sabreuver à nouveau et le présent, tel quune nouvelle série d aïeux ont eu le temps de le préparer. Et sil est vrai, comme laffirme Gustave Le Bon [Gustave Le Bon (1841-1931) était un médecin français, auteur dun livre fondamental sur la Psychologie des foules (1895), lun des premiers à mettre en évidence les mécanismes de manipulation à grande échelle de linconscient collectif par la propagande.] dans son étude sur les lois psychologiques de lévolution des peuples, que les morts, infiniment plus nombreux que les vivants sont aussi infiniment plus puissants queux ; quils régissent limmense domaine de linconscient, cet invisible domaine qui tient sous son empire toutes les manifestations de lintelligence et du caractère ; que cest par ses morts, beaucoup plus que par ses vivants quun peuple est conduit, [...] et que les morts sont les seuls maîtres indiscutés des vivants, si tout cela est vrai, on ne voit pas trop comment et à quoi la nouvelle et récente innovation dordre linguistique pourra aboutir.
On a rarement aussi bien exposé et compris le phénomène nouveau de ces débuts du XXe siècle : la fabrication de ces territoires de la langue nouvellement surgis, forgés à partir de langues ancestrales réservées à dautres usages, refondues dans un but idéologique, repétris en fonction didées préalables - et non vivantes, cest-à-dire nées dune culture dont elles seraient laboutissement et lexpression vécue et remodelée au cours des siècles, en fonction des bouleversements de lâme des peuples. Pour lAlliance, larraisonnement dune langue, impliquant un choix arbitraire et la domination dune tranche de population sur une autre, est une mutilation de la mémoire ne pouvant que conduire à lintolérance dune autre forme de civilisation, dont on supprime jusquau souvenir des nuances (ou oppositions) culturelles et sensibles. En témoigne caricaturalement lexemple du père de lhébreu, Eliezer Ben Yehouda, imposant à sa femme Deborah de bercer leur enfant dans une langue hébraïque quelle venait dapprendre, alors que lui venaient aux lèvres de vieilles berceuses en yiddish.
Dans ce contexte, lAlliance a été lune des premières à subodorer que la langue française pouvait être un territoire de refuge de la pensée, un garant de la tolérance et du respect des autres. La langue idéologique, en effet, semblable à une cocarde, vous campe politiquement. Ainsi un simple bonjour, en Turquie kémaliste, peut sénoncer de cinq façons différentes, et Elie Nathan les énumère : il y a lexpression imposée Gün aydin ; Hüda hafiz (Dieu vous garde), où le premier mot est persan et le second arabe et quutilisent certains religieux, ce qui nest pas très bien vu à une époque de laïcité obligatoire ; Sabahlar haïr olsun, expression turque où le deuxième mot est arabe ; Selâm aleikum, le salut traditionnel arabe, mal vu des autorités ; ou le Merhaba, arabe et populaire.
Il est curieux de voir Nathan chercher aide et protection du côté ... du comte de Chambrun, ambassadeur de France en Turquie, qui le reçoit en janvier 1933 : Toute la conversation se déroula sur un ton dont la caractéristique fut une parfaite bienveillance quaccentuaient bien souvent des échappées de cordiale gaieté. Nathan se plaint de la ruine totale, irrémédiable qui menace les écoles de langue française, avec limposition du turc comme langue denseignement, le choix des cadres contrôlés par les autorités, ainsi que le barême des traitements. Cest alors que Chambrun demande pourquoi ce flot dimmigrants juifs se dirige vers la France. Nathan parle d affinités latines et invoque les trois-quarts de siècle denseignement prodigué par lAlliance au cours desquels la culture française a commencé à se superposer à lancienne civilisation castillane quasiment figée dans une immobilité qui ne pouvait aboutir quà un effacement. Et il ajoute (en écho involontaire à une chanson célèbre de la même époque, chantée par Joséphine Baker) : Si je ne craignais de tomber dans le ridicule, je me permettrais de citer lalexandrin fameux de Henri de Bornier : Tout homme a deux pays, le sien et puis la France.
Lambassadeur répond : Tenez, je puis bien dire que pas une goutte de sang israélite ne coule dans mes veines, mais je vous déclarerai franchement que je suis sincèrement philosémite et jestime que les israélites dOrient ne peuvent manquer de jouer un rôle de premier plan dans le projet que je caresse. La diplomatie française de lépoque est en effet désireuse de garder son influence en Orient, et ce ne sera pas lun des moindres paradoxes de la guerre qui sannonce que de voir, comme en Perse, les persécuteurs des juifs en France ordonner à leurs consuls de protéger les directeurs décoles de langue française en Orient.
Toujours dans cette perspective daffrontement des grandes puissances par juifs interposés, Elie Nathan déplore lattitude, préoccupante par rapport aux Turcs, adoptée par les sionistes et le Lycée juif (créé en 1915 par le Bnai Brith) :
20 avril 1933
Tandis que les judéo-espagnols sadaptent de plus en plus à leurs nouvelles conditions dexistence, non seulement dans la métropole, mais même et surtout dans les villes secondaires de lEmpire où ils essaiment, les judéo-allemands, confinés dans le quartier de Galata où ils forment un bloc compact, continuent à vivre de leur vie propre, que semblent constamment retremper de nouveaux apports.
Une cloison de plus en plus étanche semble sétablir entre les deux rameaux dune même race, empêchant toute communication, tout phénomène dosmose humaine. [...] Le groupe ashkénazi semble être une colonie polonaise transplantée à Constantinople, réglant sa vie sur celle des coreligionnaires du pays dorigine, en recevant ses directives et faisant siennes certaines de ses aspirations auxquelles les conditions politiques davant-guerre ne pouvaient manquer de donner un caractère nettement subversif.
Les frictions se multiplient entre lAmicale des anciens élèves de lAlliance et le Bnai Brith, dont le représentant le plus éminent dans la capitale est Niego ex-élève et ex-directeur de lAlliance, qui a infiltré les milieux judéo-espagnols grâce au Lycée ! Pourtant, Niego a gardé un attachement à lAIU et ses conférences émues sur le passé attirent les nostalgiques. La grâce allianciste le frappe lorsquil se remémore les années davant-guerre : Il en était transfiguré : par sa parole, par son geste, par sa figure qui en devenait majestueuse, par le feu de son regard, il semblait vouloir nous inculquer la beauté sublime de limmortel appel. [...] Ils y croyaient à ces paroles prophétiques qui, à soixante-quinze années de distance, leur parvenaient par-delà la tombe. Comment ne pas y croire ? Ils en étaient eux-mêmes lillustration vivante.
Fin 1934, le nationalisme bat son plein. La scolarisation dans les écoles turques est accélérée, le nombre délèves a doublé depuis dix ans, les femmes viennent daccéder au droit de vote. Mais ces progrès incontestables ont leurs revers : Nathan apprend que lécole de lAlliance à Andrinople, dirigée depuis quatorze ans par les Mitrani, a été dévastée. La population juive de la ville est tombée de vingt-cinq à cinq mille personnes. Un an plus tard, sous la pression du Parti du Peuple, les écoles de Couscoundjouk seffondrent: les juifs alentour émigrent, victimes de la terreur. Puis, sur la rive asiatique, lécole de lAIU à Haydar-Pacha ferme ses portes.
En février 1936, Elie Nathan est convoqué à une réunion officielle pour être mis au courant des nouveaux règlements sur les écoles étrangères et minoritaires, dont la sienne. Nathan lutte pied à pied courageusement. Il proteste contre les mots non-musulmans introduisant une discrimination contraire à lesprit de la laïcité. Il rend hommage à la frange des anciens élèves de lAlliance qui sopposent à la vague dun genre nouveau qui menace de tout submerger et puisent dans leur éducation la force de leur héroïsme. Il décrit alors, dune manière saisissante, le mécanisme doppression à loeuvre dans les régimes totalitaires de lépoque, avec la falsification de lhistoire réécrite sur le mode pseudo-scientifique:
23 Nisan 1936
Depuis trois ou quatre années bientôt, nous assistons, dans les domaines historique et linguistique notamment, au développement de la plus extraordinaire mégalomanie dont jamais peuple donne leffrayant spectacle. Ainsi, il est prouvé que toute la civilisation procède de la civilisation turque qui sépanouit, à une époque qui se perd dans la nuit des temps, dans lAsie Centrale, berceau de toute lhumanité, et doù les Turcs la répandirent dans tout lAncien Continent lors de leurs innombrables migrations. Une carte spéciale (voir la carte ci-annexée, extraite du livre dhistoire obligatoirement employé dans la quatrième classe des écoles primaires) montre les directions prises par les différents groupes qui essaimèrent en Extrême-Orient, dans les Indes, dans toute lEurope et jusques et y compris lArmorique et la Grande-Bretagne. Bien entendu, des flèches significatives y traversent également lArabie, lAfrique du Nord, pour remonter en Espagne jusquaux Pyrénées. Tout cela a dû se passer bien avant la période pharaonnique. Doù il résulte que tous les peuples ne sont que des rameaux détachés de la souche turque primitive, y compris les Sémites dont la langue doit, en bonne logique, plonger des racines profondes dans lancien fond de la langue turque, dont elle ne saurait ne pas dériver.
Les maîtres et alliés soviétiques ont montré le chemin à Kemal Ataturk : suppression du Califat, abandon de lécriture arabe et adoption de lalphabet latin pour creuser le fossé entre Arabes et Turcs, licenciement par fournées de cent à cent cinquante employés des ressortissants turcs appartenant aux minorités non-musulmanes, embrigadement des jeunes gens dans les mêmes haines, haine du passé, haine de létranger, haine des non-musulmans. Et derrière les équipes de diplomates, [...] il y a la foule innombrable des fonctionnaires et des adhérents du terrible Parti du Peuple.
Ce nationalisme exacerbé est dautant plus violent à lencontre des Juifs quen Palestine proche le sionisme impose sa loi, réécrivant aussi lhistoire à sa manière. Les israélites turcs supplient lAlliance de remettre ses écoles au gouvernement pour obtenir légalité de traitement par lEtat et par la Loi. LAlliance, toujours pragmatique, se résout à une laïcité lui interdisant de mettre en danger ses élèves en affichant une mentalité particulariste. Cest ce quécrit le nouveau secrétaire de lAlliance, Sylvain Halff, à Nathan : Les écoles juives nont plus quune valeur de provocation.
Nathan voit disparaitre son dernier rempart. Il plaide la cause de son petit peuple, une dernière fois :
19 novembre 1937
Il est certain quau moment de linstauration du régime kémaliste, un immense espoir épanouissait tous les coeurs. Les Turcs, ces Turcs si hospitaliers, si tolérants, chez qui lislamisme créait une espèce de fraternité dordre raciste ou spirituel avec le judaïsme, ces Turcs (rahmamim y piadosos, charitables et pleins de pitié, pour employer lexpression judéo-espagnole) enfin maîtres de leur pays occupé par les Alliés, mais dévasté par les armées grecques, devaient inaugurer une ère nouvelle, incomparablement plus brillante que celle du sultanat. [...] Au lieu de cela, on assiste à lapplication méthodique dun plan tendant à lélimination graduelle de tout ce qui nest pas musulman. [...] Il faut avoir vu le désespoir des parents pour se rendre compte de limportance que lambiance actuelle confère à nos écoles (celles de Galata comptent environ neuf-cents élèves) et de limmensité du désastre que constituerait leur fermeture.
Nathan obtient gain de cause - pas pour longtemps. Le combat est perdu. La Deuxième Guerre mondiale en scella la fin. Mais lhonneur était sauf : lesprit de tolérance, dadaptation pragmatique à la loi du vainqueur sans sacrifier les valeurs essentielles, restait une idée qui chemine, grâce à un Elie Nathan, et à son combat pour les libertés.
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