CURRICULUM (S)






Florilège et citations d'Antébi, tirés de sa correspondance.


EDUCATION
Une activité dévorante s’empare de l’homme qui, craignant une disparition prématurée, devance l’ère de sa maturité. A 14 ans, ces jeunes gens affichent une ambition, une audace, un souci de bien-être que notre génération, sa contemporaine d’hier, entrevoyait à peine à 20 ans. Cette jeunesse a hâte de vivre et de courir, elle ignore malheureusement que cette fièvre d’existence consume plus rapidement les forces.
Les jouissances humaines augmentent en proportion inverse de la vitalité. Aussi l’ouvrier jalouse le patron, le subordonné commande le chef, le pauvre veut partager avec le riche et le salaire égaler le capital. Les industriels et les commerçants résistent aujourd’hui pour capituler le lendemain, mais ils imposent à leur tour le consommateur qui, lui aussi, réclame à son gagne-pain, ce surplus de dépenses. Ainsi l’engrenage gagne tous les organes de la société et l’on ne saurait se dérober à ce mouvement sans périr. (...) Nous avons brisé le frein religieux avant de préparer la morale. Nous avons tué le fanatisme mais nos maîtres mal armés et insuffisamment avertis, ont arraché la conscience de la jeunesse. (...)Notre école menace de devenir une maison de correction en recevant des vauriens et des vandales. (2 juin 1907)
L’on ne peut laisser un arbre pousser contre nature quand sa direction est déformée. (12 juin 1907)
En France, on est encore à discuter et batailler pour la “neutralité scolaire”, “les droits des pères de l’enfant”. Le père est-il le seul maître de l’éducation des enfants ou la société a-t-elle droit de contrôle et direction ? En un mot, la formation de la conscience de l’enfant appartient-elle à l’auteur de ses jours ou à la collectivité dont il fera partie ? Des lois ne sont pas encore établies, car on ne saurait légiférer en la matière. La conscience universelle est la résultante des consciences individuelles qui doivent toujours converger pour le bien général, dans la vérité et la justice immuables. Mais dans notre organisation actuelle, l’humanité n’est pas encore constituée en une entité équilibrée par le souci du bien-être de la collectivité. La politique la domine et qui dit “politique” dit division. C’est la majorité politique variable suivant les flots mouvants de l’opinion publique qui dirige. Or les majorités politiques comme les minorités bruyantes sont toujours autocratiques.
(...) Nous ne pouvions donc confier nos enfants à l’école du chauvinisme exclusiviste. Nous savions qu’on le mitige par l’enseignement de l’internationalisme socialiste, mais l’esprit trop jeune de nos enfants ne saurait se plier à ces contradictions inexplicables.
Le problème de l’éducation de l’enfant, déjà si complexe par ailleurs, revêt une difficulté spéciale pour nous autres surtout, Juifs palestiniens ... Car nous ne voulons pas mourir.
Nous avons vécu 2 000 ans dispersés, assistant à l’agonie et à la mort d’autres peuples plus anciens, plus puissants et mieux organisés. A travers les turpitudes et les vicissitudes, nous avons vécu, malgré les tueries et les persécutions. Mais quel idéal, quel principe fut notre philtre de vie ? Nos conservateurs l’attribuent à la Loi de Moïse, nous rabbins aux observances et au rituel, nos hébraïstes à la langue hébraïque et nos nationalistes à l’espérance toujours vivace en un retour de la nationalité antique. Ainsi, nous renfermons toutes les teintes. (...) Notre maladie s’appelle la neurasthénie. Notre organisme souffre de l’instabilité de notre axe, son épine dorsale est déviée.
En Europe comme en Palestine, les questions personnelles priment les questions générales ; chacun veut arriver, tous veulent gouverner. D’où jalousie, confusion et indiscipline. On exploite ce qui nous divise, au lieu de rechercher ce qui nous unit.(20 juillet 1913)


FRANCE
Aujourd'hui par suite de la division du travail, un ouvrier est condamné au maniement du même outil dans sa spécialité, il ne peut voir ni comprendre l'ensemble de l'usine dans laquelle il vit, c'est toujours la même machine qui se présente à ses yeux, il risque par là de sombrer dans une routine et finit par voir que sa main se substitue à son cerveau.
L'Ecole des Arts apporte, avec son enseignement, à cet état le remède efficace, elle forme les ouvriers et les place au-dessus de tous ces mouvements qui l'entourent, elle lui fait comprendre comment et pourquoi se meut cet organisme qui le domine et l'enveloppe, elle fait naître en lui le sentiment de ce qu'il fait, en un mot, du rôle qu'il prend à l'oeuvre commune ; elle l'empêche de se voir écrasé sous la toute puissance des choses et le rend maître de son outil au lieu qu'il en soit l'esclave.
Voilà les avantages que j'ai acquis dans cette école française, grâce à votre générosité et que je considère comme un devoir de transmettre à nos coreligionnaires de l'Orient. (3 mars 1895)


FRANC-MACONNERIE
Votre entrée à la loge maçonnique ne vuos fera ni du bien ni du mal avec les idées nouvelles. Pour ma part, je n’ai jamais tenu à m’affilier à aucun groupement, secret ou non. L’autonomie, l’indépendance sont toujours courues par moi, mes principes sont ceux de l’humanité entière et je n’éprouve pas le besoin d’en adopter de spéciaux pour les amis et de réserver les moins bons aux indifférents. Frère de tous, je ne veux pas adopter de frères privilégiés. (18 novembre 1907)


MAXIMES ET CONFIDENCES
La perfection comme l’infini ne se définit pas. (...) Il est facile de critiquer et de démolir, mais il est difficile de bâtir solidement. Toute réforme, tout progrès, admissible en théorie, n’est pas impossible en pratique. L’homme doit l’étudier, l’essayer, l’expérimenter, persévérer dans son exécution pour arriver à lui donner la forme pratique la plus facile à réaliser. (20 octobre 1899)
Vous aurez beau me conseiller de ne pas trop travailler, je veille toujours ; c’est ma nature qui le demande. Je veux arriver à réaliser mon rêve. (...) (29 janvier 1900)
Je devrais peut-être attendre les événements, j’ai le grand défaut de vouloir toujours les prévenir. (19 août 1900)
Je suis de ceux qui croient au mouvement de la terre en buvant la cigüe. (13 novembre 1904)
J’ai médité ces belles vérités de nos inoubliables sages, je me suis vu possesseur du monde futur en constatant que “je ne travaille pas pour une récompense, et comme le méchant, et peut-être plus que lui, j’endure les mêmes peines.” (...) Toujours la tête haute et le regard en avant, je continuerai ma semence, c’est à la récolte que l’on me jugera, quelque en soit le bénéficiaire, et alors le juge le plus difficile me félicitera pour le choix de ma graine. (janvier 1905)
On saisit enfin l’éclairage au pétrole, on parle du gaz, on murmure après l’électricité, mais où est la réalisation de tout ce progrès qui a usé tant de peuples et qui fit périr des dieux ? Nos pas sont très lents, nous trainons une existence moribonde, clairsemée parfois de quelques lueurs d’espoir, mais vite anéantie par les intérêts insatiables des uns et la cupidité de tous. (29 juillet 1906)
Mon regard après dix ans d’activité prodigieuse se dirige vers le passé, vers notre jeunesse écoulée au sein de notre famille, dans notre milieu calme et patriarcal et je me demande si notre instruction, éducation, nos progrès nous ont donné le bonheur rêvé et si, devant la fin inexorable, commune à tous, nous n’avons pas à envier ceux qui écoulent leur existence monotone, sans ambition et sans désir, dans leur illusion de l’au-delà, leur espoir de l’infini et du futur. (23 janvier 1907)
On enfante dans la douleur et c’est tout un monde nouveau qui tourne dans cette sphère étonnée. Jérémie repleure sur les cendres de Sion, Jéhovah s’éclipse, des incapables mécréants foulent le sol sacré et le peuple ne connaît plus ses bergers. L’étoile ne va-t-elle pas briller et nous annoncer la délivrance ? (23 juin 1907)
La vieillesse et l’enfance sont deux faiblesses qu’il faut vénérer, aimer et protéger. La dernière commence dans son inexpérience une existence pleine de mystères pour elle, tandis que la prière finit une vie de déceptions et d’amertume, s’apprêtant à entrer dans le néant. (2 décembre 1907)
Il y a toujours la même somme de malheur et de bonheur humain, l’axe seul se déplace. L’équilibre devrait être assuré par la justice, mais malheureusement, c’est l’injustice humaine seule qui prédomine encore. Ayons foi dans l’avenir, mais en attendant force nous est faite de réfugier notre espoir dans le hasard, seul capable de procurer dans notre siècle quelque soulagement aux déshérités et aux sacrifiés. Il est malheureux de s’adresser à une force inconsciente pour obtenir quelque justice, mais malgré cela il ne faut pas désespérer. (3 janvier 1908)
L’avenir est un sphynx, qui sait ce que nous aurons ? Gouverner, c’est prévoir, il faut savoir avant tout se gouverner. (5 février 1908)
Aujourd’hui comme hier, j’entends préférer la satisfaction du devoir accompli envers la masse souffreteuse et reconnaissante à l’amitié fructueuse et rémunératrice des puissants. Tel est mon credo, il est le vôtre ... La tactique seule nous sépare. Vous êtes le pouvoir central, l’astre lumineux qu’on souhaite sans tache et qui doit ses rayons à tout l’univers, je ne suis qu’une pauvre étoile errante, à la vie éphémère, heureux d’éclairer quelques malheureux. Votre rôle est de me renvoyer les émanations de vos puissants satellites, mais ma fonction est de ne percevoir que celles répondant à mon affinité ... (...)
La vie est une lutte perpétuelle entre le génie du bien et du mal ; tout homme, digne de ce nom, ne saurait y demeurer neutre. Par atavisme, par instinct, je suis un combattant triomphant, notre victoire me comblerait de satisfaction morale par le bien produit aux malheureux ; vaincu, je garderai l’espoir que notre moisson germera un jour ... (28 septembre 1908)
Je n’étais pas fait pour cette école, j’ai enterré mon adolescence, sacrifié la jeunesse de ma femme et m’apprête à goûter les beautés de la séparation. Oui, j’ai fait quelque bien, mais je me suis fait le plus grand mal, je pleure réellement le sacrifice de ma vie et déplore de me river malgré moi sur cette terre qui me dévore. Pourquoi me suis-je précipité dans cette Palestine ? J’ai suivi ma destinée et m’incline devant la fatalité. (20 juin 1909)
Ce futur m’effraie avec ses exigences, pourquoi, Mon Dieu, vivons-nous dans ce siècle de transition ? Nos ancêtres étaient certainement plus heureux dans leur sauvagerie. (14 octobre 1909)
Nous avons eu multitude de touristes, on entendait partout l’allemand. (...) Les décorations ont plu. C’est la monnaie de génie avec laquelle les grands paient la politesse des malheureux. (14 avril 1910)
Nous avons les enfants pour toute consolation, mais dès qu’ils atteignent l’âge de raisonner, leur avenir vous commande de les éloigner et leur jeunesse se forme dans un milieu étranger tandis que les soucis, les inquiétudes et mille suppositions vous terrassent jour et nuit (...) Ah si la civilisation ne donne pas l’aisance, elle éloigne de nous la résignation et avec nos exigences, elle élargit nos soucis. (30 janvier 1911)
En Orient surtout, la diplomatie européenne couche sur des volcans dont les minorités gardent les cratères. Si on n’a pas les yeux ouverts, on peut sauter sans crier gare. (11 avril 1913)
J’ai aujourd’hui les ailes coupées, je ne puis trop remuer l’air ou me mouvoir dans l’espace. Les intrigues intérieures, l’inconscience des adversaires cupides et égoïstes, l’indifférence des gouvernants, l’indécision de la situation, la mort lente de l’école, l’ignominie des collègues sans vergogne, les troubles politiques, les soucis intimes, la désorganisation générale, l’ingratitude, les trahisons et les déceptions me clouent dans l’inaction et paralysent mon cerveau. Je suis donc incapable, impuissant de réagir, mais je ne capitule pas. (...) J’ai assez de toutes ces coalitions des personnes et des choses qui s’acharnent après moi. J’ai assez de Berlin et de Paris, de Jérusalem et de New York, de l’école et des colonies, des sionistes et des Turcs, des collègues et des adversaires. (22 juin 1913)
Je sors avec les honneurs de la guerre, vaincu peut-être, mais pas d’une défaite mortelle, mais mes adversaires resteront effrayés de leur victoire. (31 août 1913)


SIONISME
Vous savez que je ne suis pas sioniste. Placé à Jérusalem depuis plus de trois ans au milieu de la population pauvre, vivant de ce noyau industriel et collaborant à la véritable oeuvre de régénération de nos malheureux coreligionnaires, je puis mesurer l’étendue du mal fait par cette campagne néfaste au Judaïsme. Elle a indisposé les autorités ottomanes contre nous, rendu la population musulmane méfiante de tout progrès accompli par nous. Elle a fait le vide autour de nous, même parmi les consuls et les colonies européennes qui nous regardent avec inquiétude et jalousie. (...) J’estime Jérusalem pour son passé historique, mais je ne crois pas à son avenir pour notre nation. (8 janvier 1900)
Jérusalem m’a miné et m’a changé le caractère. Jamais je n’ai vu une telle population ingrate, sans foi et sans aucune notion de morale ; elle pousse parfois ma fureur et mon indignation à leur paroxysme. (...) Cette masse a la nuque dure, mais on peut la dompter et la sauver ; et pour cela, il faut l’affranchir de ses tyrans, les orthodoxes et les fanatiques (...) La misère monte toujours, elle débordera un jour. Cette Jérusalem, berceau de toutes les religions, devient un marché des consciences, c’est le seul commerce qui marchera. (29 janvier 1900)
Nous sommes condamnés à vivre au milieu des maladies et des soucis dans ce Jérusalem où nos Anciens ont placé l’enfer et peuplé aujourd’hui du rebut du monde entier. (15 février 1901)
D’autre part, l’immigration continue, des Roumains nous arrivent presque chaque jour. Nous n’avons pas encore une question juive en Palestine, nous ne souffrons pas de persécutions antisémites.
Mais la question ne s’en posera pas moins avec plus de force. Déjà des lois restrictives nous mettent en état d’infériorité légale sur nos compatriotes musulmans et chrétiens. Chaque jour on signale de nouveaux assassinats ou attentats dans les villes comme dans les colonies. (...) Et je ne me place que sur le terrain économique. Ai-je besoin de parler des utopies sionistes qui, quoiqu’on dise, quoiqu’on fasse, ont créé autour de nous une vaste sphère de méfiance et de haine ? Les paysans ne sachant ni lire ni écrire nous adressent cette question naïve : “Est-il vrai que les Juifs veulent reprendre ce pays ?” (27 mai 1901)
Jérusalem devient depuis quelques mois le centre de luttes de nationalités. Nous vivions jusqu’alors paisiblement. Les orientaux étaient reconnaissants à leurs coreligionnaires d’Europe pour le soulagement qu’ils apportaient à leur misère morale et matérielle. On a créé le sionisme, soi-disant pour resserrer les liens du Judaïsme ; on n’a réussi qu’à faire naître les luttes de nationalités. (29 décembre 1901)
Je vois les protestations de toutes les personnes civilisées contre les persécutions et restrictions moyennageuses dont sont victimes nos coreligionnaires roumains et russes. Allons-nous nous montrer intolérants, sectaires, exclusivistes, parce que nous formons la majorité à Jérusalem ? (3 septembre 1902)
Tant que le sionisme voguait dans la sphère éthérée du nationalisme, il était réduit à l’impuissance et nous laissait indifférents. Mais, sous le couvert de la banque, il entre dans la voie pratique. Son histoire ressemble à celle du socialisme français. Le sionisme entre en scène et revendique sa place dans la direction gouvernementale. Il aura avec lui tous les ambitieux, tous les arrivistes, les flatteurs et les publicistes ; il aura avec lui le public adorateur du soleil levant, les colonies et leurs meneurs. Nous ne pourrons plus leur opposer l’irréalisation de leur idéal, ils adoptent notre programme et nos moyens d’action. Les combattre serait une faute, les dédaigner et les tenir à distance aurait une conséquence fâcheuse ; ils gagneraient du terrain et prendraient aussitôt l’offensive contre nous.
La meilleure tactique serait de les accueillir, d’accepter leurs offres, les guider et même d’arriver à les diriger. (...)Nous combattons le sionisme nationaliste, turbulent et dangereux, nous devons collaborer avec un sionisme assagi et économique. (12 juillet 1903)
Nous sommes toujours le peuple le plus combattu et le plus persécuté, mais l’histoire ne nous guérit pas, nous restons nos propres persécuteurs. (25 août 1905)
Je n’ai jamais été sioniste, ni théorique, ni pratique, j’ai été et je demeure encore pour la régénération économique de notre pays par les fils de ses premiers propriétaires. (11 septembre 1907)
Ici, c’est la danse autour de l’assiette au beurre. Cette société est ravagée par le fonctionnarisme, telle autre est poussée par l’intérêt privé, tous ecclésiastiques comme laïcs, bourgeois comme intellectuels, s’agenouillent devant Dieu Mamon, la démoralisation est profonde, la conscience subit une éclipse. (1er octobre 1907)
Tant que l’on ne se concerte pas sur la définition du problème palestinien, par le but, la solution et la méthode, tant que l’on ne sacrifie pas cet esprit étroit, l’intérêt privé, cet abus de personalisme, l’utopie et l’amour du bruit, les illusions et les duperies, pour envisager la question pratiquement dans le domaine de l’utile et du possible, l’on reste voué à la stérilité coûteuse. (17 novembre 1907)
La détente actuelle est naturelle mais je ne crois pas à sa permanence. Aussi ferions-nous peut-être bien de profiter des circonstances présentes pour solutionner loyalement la question juive par la représentation légale de nos communautés et colonies aux assemblées électives et l’égalité des Juifs ottomans avec leurs concitoyens moyennant la naturalisation des immigrants. Nous ne devons pas nous illusionner, la présence de ces Russes aux idées subversives nous conduira encore aux pires calamités, avec leurs clubs, leurs provocations et l’empressement de leurs consulats à faire leur politique orthodoxe sur le dos des Juifs. L’incident aura été pour nous un cri d’alarme, un avertissement. Les Juifs paisibles et travailleurs courent un danger réel entre les manigances de ces désoeuvrés. (5 avril 1908)
Nous devons d’abord conquérir nos droits en fait, acquérir la sympathie des pouvoirs publics et du peuple musulman et en profiter pour régénérer nos Juifs orientaux en leur facilitant l’accès de toutes les fonctions et de toutes les professions, la jouissance paisible du sol, des entreprises industrielles, en un mot de toute vie intellectuelle et économique. Tels sont les seuls bienfaits que nous devons attendre de la Constitution. Et par notre intelligence, notre activité, nos relations mondiales, nous pouvons nous imposer pour la direction de ce mouvement et pour celle de toutes les entreprises et innovations sociales, comme nos frères d’Egypte, de l’Amérique et des autres pays de l’Europe, dans leur évolution civilisatrice. Or le sionisme est la négation de toutes ces idées (...). Je veux faire la conquête de Sion économiquement et non politiquement, je veux chérir la Jérusalem historique et spirituelle et non la Jérusalem moderne et temporelle, je veux être un député juif au Parlement Ottoman et non dans le Temple hébraïque de Moriah.
Les Juifs ottomans doivent avoir les mêmes droits, devoirs et aspirations que les Juifs anglais, allemands et français. Je veux créer des agglomérations juives puissantes et économiques noyées dans les démocraties universelles, je ne veux pas être sujet d’une autocratie judéenne. Que le sionisme politique reste un parti de protestation contre les persécutions de nos frères, qu’il incarne notre idéal de l’immortalité de notre peuple, soit, mais je le combattrai comme parti gouvernemental. (4 août 1908)
Aux temps nouveaux, des hommes nouveaux, transplantez vos Juifs sur ces déserts incultivés, jetez vos capitaux et vos ouvriers sur les mines inexplorées, travaillez sans parler, vous ferez la conquête économique de la Palestine aussi bien que de la Mésopotamie, de l’Anatolie et de la Syrie, soyez l’abeille qui produit et non la mouche qui bourdonne. Cessez de chanter pour qu’on ne vous invite pas à danser plus tard ...
Peut-être avez-vous des gens qui travaillent, ici, je n’entends que le bourdonnement. Et je vous prédis une réaction outrancière du parlement ottoman, une situation inextricable, l’antisémitisme ottoman, si vous ne changez des méthodes et des personnes.
Gardez cette prophétie chez vous, je vous donne rendez-vous à dix ans si vous persistez dans vos errements. C’est la vérité et je la proclame. (19 août 1908)
Nous avons beau conseiller l’abstention, le recueillement, l’ottomanisation réelle, la fraternité sincère avec les indigènes, nous avons beau prêcher l’activité économique dans le domaine industriel, agricole et commercial, l’étude réfléchie des travaux publics : les routes agricoles, le dessèchement des marais, le boisement des montagnes abandonnées, la plantation des plaines de Jéricho, des dunes, etc., etc., ces messieurs ne s’attachent qu’à battre le tambour pour exploiter les souffrances de la masse juive en Russie et Roumanie. C’est là que réside le péril pour les Juifs, je ne connais ni à notre administration, ni à notre action ni à ma personne d’adversaires parmi mes concitoyens musulmans et même chrétiens, nos meurtriers seraient ces brailleurs sionistes. Malgré cela, nous ne les réduisons pas au silence parce qu’ils sont des Juifs, je me contente, quant à moi, de les ridiculiser et de séparer nettement leurs utopies de nos aspirations. (2 septembre 1908)
La Palestine subit une nouvelle convulsion, nous sommes en pleine bataille, nous combattions autrefois le jésuitisme des orthodoxes, nous sommes menacés par l’égoïsme intéressé de la tartufferie anarchiste. Mais si les premiers s’appuyaient apparemment sur le dogme mosaïque, les seconds, qui se glorifient de leur internationalisme et qui au fond tueraient père et mère pour un écu, revendiquent le sol de leurs ancêtres qu’ils n’ont jamais planté et qu’ils ne planteront jamais. (18 décembre 1908)
Ces grands idéalistes accourus en Palestine pour escompter des traites à Ahmed et à Jules à 30 000 francs par an ou à fabriquer des rapports théoriques à 12 000 marks ne peuvent pardonner l’intrusion d’un désintéressé qui démolit la matérialisation de tout idéal, de toute vertu. Idéal sioniste, rêve palestinien, autonomie d’Erez-Israel, vous savez le volume, M. Meyerson, le volume compressible de ces gros mots, vous connaissez aussi nos apôtres et savez que loin de s’exposer au sort d’un Jérémie , ils aspirent à jeter dans la grotte de ce grand patriote les vrais régénérateurs du judaïsme palestinien ... (...) Et si, pour des raisons politiques supérieures, ma disparition est requise par les sionistes, vous me brûlerez peut-être, M. Meyerson, mais votre église me canonisera un jour. (24 juin 1909)
Croyez-moi, toute cette race arabe, depuis Bagdad jusqu’au Yémen, tolèrerait la recrudescence de l’activité juive économique, mais serait féroce devant l’attribution même d’une certaine égalité - je ne dis pas autonomie - politique de nos coreligionnaires.
Si nos Israélites poursuivent le but et non la teinte, ils devraient passer par la colonisation progressive pour arriver à la prépondérance administrative et même politique. (11 juillet 1909)
Nous avons une bande bruyante de nouveaux immigrants, ouvriers russes travaillant derrière de prétendus sionistes, tous parasites pêcheurs en eau trouble qui travaillent à tout brouiller pour accaparer toutes les fondations publiques. (...) Si les sionistes voulaient réellement l’action, ils renonceraient à la parole et adopteraient le silence. Ils ont engendré déjà l’antisémitisme, ils nous créeront la question juive. (13 septembre 1909)
Je sais que nos sionistes sont idéologues, qu’ils planent dans les rêves éthérés, dédaignant les combinaisons de terre à terre, les compromissions aux résultats pratiques. (...) Je conteste la possibilité d’un résultat satisfaisant pratique et surtout durable dans les circonstances actuelles. Mieux que cela, je prévois et redoute une aggravation, une réaction dangereuse ... D’abord les idéologues ont toujours perdu Israël, arrêtant son évolution ou sa régénération, et puis il faut admettre que le sionisme nationaliste existe et que la Turquie, gouvernement et population, a le droit, légitime ou non, de le combattre. (...) En Palestine notamment, dix millions sont déversés annuellement pour l’instruction, la santé, la bienfaisance, la colonisation ou même l’action politique. Et aucune trace n’en reste. C’est un crime, c’est une faute. Pas un organe avec qui traiter, pas un homme avec qui se concerter. (...) La Palestine est la dernière province qui serait enlevée à la Turquie. Dans tous les cas, elle serait déclarée internationale, tout au moins la Judée. Par le commerce et sa position géographique, un partage éventuel l’attribuerait à la France et à l’Angleterre, mais comme influence directe et activité locale, par le nombre des ressortissants et le mouvement, l’Allemagne et la Russie tiennent le premier rang. Or l’avènement de l’une de ces deux puissances porterait un coup mortel à la prépondérance juive qui est réelle et peut se développer. (avril 1913)
C’est alors que le syndicat des instituteurs, créé sous les auspices du sionisme officiel et le “Maccabi” formé des enfants irresponsables pour composer dans les circonstances bruyantes, le choeur des maîtres chanteurs ou danseurs, s’imaginèrent d’entreprendre une campagne en faveur de l’enseignement nationaliste, avec cette éducation hybride, dédaignant l’histoire et les traditions juives pour baser le maintien du judaïsme sur l’hébraïsme barbare de nos idéologues modernes et je ne sais quel patriotisme éthéré professé par ces internationalistes pour reconstituer les limites de Sion sur leurs papiers et restaurer dans leurs imaginations la monarchie d’un Ussichkine ou d’un Warbourg ... (...) En même temps, par des manoeuvres perfides, on glissa de leurs adeptes dans toutes les écoles juives pour espionner, rapporter et vilipender ensuite. Ce “syndicat” rêve de se fortifier pour ordonner à tous les établissements scolaires juifs l’adoption de leurs programmes, de leurs règles. Déjà, il transmet ses ordres par ses affiliés à nos directeurs pour l’horaire, les chômages, les fêtes, etc ...
Obéissant à un mot d’ordre, les “syndicat des instituteurs”, le Maccabi, et le “syndicat des ouvriers” se fédèrent pour crier la formule de Josué qu’ils ont gravée sur leurs papiers, “Celui qui n’est pas avec nous est contre nous”. Mais, ne pouvant débuter avec ces cris si restrictifs, ils commencent par dire : “Sus aux non-juifs”. Lisez les journaux, les affiches, vous verrez que les ouvriers excommunient les propriétaires ou entrepreneurs qui n’emploient qu’un seul employé non-juif, les Maccabi boycottent les vendeurs non-juifs et les instituteurs dilapident les écoles non-juives même laïques.
Vainement, nous leur crions le danger de ce sectarisme et de cette intolérance que nous prêchons ainsi aux majorités chez lesquelles nos coreligionnaires vivent. Vainement, nous leur signalons les conséquences désastreuses d’une action anti-chrétienne, anti-musulmane et xénophobe dans cette période de trouble politique, d’antisémitisme croissant, d’immiscion européenne, de révolte indigène. Ces anarchistes russes ne veulent rien comprendre, leurs bulles sont imprimées, traduites. (...) C’est bien là la folie de ces nationalistes écervelés qui sacrifièrent Jérusalem et son Temple, le judaïsme et son indépendance. (9 mai 1913)
Pour se maintenir, nos sionistes insufflent de l’oxygène à notre existence artificielle, renouvelant les oeuvres, les personnes. Que d’essais industriels ont sombré, que d’entreprises sont restées mortes-nées. Que d’écoles, de lycées, d’hôpitaux et pourtant aucun établissement n’est viable. Sont seuls assurés de certaine stabilité les clubs, cercles, sociétés de gymnastique, organisations socialistes, etc. On joue, on danse, bals, théâtres, courses de chevaux, conférences, voilà ce que nos oreilles entendent et nos yeux voient. Et pendant ce temps, nos adversaires forgent des armes pour nous anéantir, personne ne s’y arrête. C’est la répétition de la dernière crise historique qui emporta la nationalité juive ... (11 mai 1913)
Il pleut sur le sionisme. Restons spectateurs. La Hilfsverein par son enseignement hébraïque jeté comme de la poudre aux yeux, le sionisme par ses cris nationalistes ont voulu combattre et anéantir l’Alliance et l’ICA et même les Hovévé-Sion. Et voilà que leurs armes, aiguisées par eux, sont ramassées par l’extrême-gauche qu’ils ont engendrée et qui les retourne contre eux. Les Maccabis, les syndicats ouvriers, les coopératives socialistes et anarchistes, les gymnases athéistes, fondus par Ussichkine et menés par des ambitieux sans vergogne, prêts à communier avec toutes les églises, bousculent déjà les Nordau et Marmorek et parlent de chasser Wolfsohn et de brûler sur le bûcher le timoré Kahn de La Haye, ce créateur du Jewish Colonial Trust. Ce banquier est, paraît-il, coupable d’avoir dénoncé la dilapidation d’un million de fonds national dans la colonie communiste de Tibériade. Le sionisme périra dans ces clairières que les groupements extrémistes imposent aux dirigeants modérés qui essaient de serrer le frein ... (20 juillet 1913)
Toute extension économique ou politique des Allemands en Palestine est un nouvel engin meurtrier de notre action juive. L’égoïsme des luthériens prussiens et l’antisémitisme des catholiques saxons et bavarois feraient vite de balayer les vils instruments impurs qui auraient édifié leurs gîtes allemands dans les lieux saints. Je ne crains pas le Russe autant que l’Allemand, le premier est ignare et persécute par une fausse conception de conservatisme ou par sauvagerie tandis que le second raffine ses morsures par égoïsme, orgueil, calcul et haine ; le Russe n’a pas encore une âme, mais l’Allemand n’a plus du coeur. (...)
La Hilfsverein croit s’assurer un allié pour protéger les Juifs, elle se donne en réalité un maître pour les asservir. Et quel maître cruel ! Et cependant nos sociétés s’inclinent devant lui ... Il ne faut pas trop habiter l’Orient et surtout la Palestine pour voir cette tour palestinienne que nous édifions et qui nous électrisera un jour, nous retirant tous moyens de vivre. (31 août 1913)
Les braillards des deux partis, au détriment du vrai but, se disputent simplement l’influence du parti nationaliste palestinien, qui pour le germanisme officiel, qui pour le sionisme russes. (...) L’amour de la femme perdit Troie, l’amour de la politique et des coteries nous fera perdre Jérusalem. (30 décembre 1913)
Le sionisme ne saurait vivre, car il est appuyé sur la bienfaisance et la politique. (...) L’Allemagne et le Russie redoublent de zèle pour consolider leurs positions respectives en Palestine. Malheur aux Juifs si l’une de ces deux puissances s’emparait de ce pays. (4 janvier 1914)
Le monde est à la réalisation des rêves. Wilson a proclamé ses principes et personne ne voudrait s’exposer à l’anathème en affichant ses doutes.
D’autre part, le principe des nationalités devient la charte de l’Europe, pourquoi donc le peuple juif ne réussirait-il pas comme son contemporain le Grec ? “- Il est dispersé ? ... Mais l’on transplanterait vite quelques millions de la Russie. - L’étendue de la terre palestinienne est minime, elle n’atteindrait pas 30 000 km2 ? ... On n’a qu’à lui adjoindre la Transjordanie, la presqu’île du Sinaï, le désert de la Syrie ... - Que ferait-on d’un million d’Arabes qui y résident ? ... On les transfèrerait progressivement dans les territoires libre de la Mésopotamie et de la Caramanie. - Mais pour cette transplantation, il faut du temps et de l’argent ? ... les Juifs sont riches, ils ont connu trois exils, ils sont dispersés depuis deux mille ans, ils mettraient cent ans pour se rassembler ; les Juifs heureux des pays civilisés aideraient de leur argent au rapatriement de leurs frères malheureux des pays arriérés et intolérants. - Mais qui règlerait ces données et aplanirait ces difficultés ? ... La conférence de la paix et Wilson ...”
Et ainsi, tout devient facile et plausible aux rhéteurs et discoureurs. Les réalistes restent sceptiques ... Ils voient comment les généreux rêves de Wilson fondent à la discussion des réalités. Désarmement, Société des Nations reçoivent une atténuation dans le passage à l’exécution et les question territoriales restent encore sous enveloppe fermée - on redoute en effet l’ouverture de la discussion devant les aspirations rivales.
Les agents du sionisme intégral déploient des efforts pour la réalisation de l’Etat Juif en Palestine qu’ils n’ont même pas foulée, tandis que les sceptiques et les réalistes - dont l’Alliance - voient la république juive palestinienne encore dans les nuages ... Quant aux hilfsvereinistes et ashkenasim, bien que convaincus de l’anéantissement de l’idée sioniste avec une victoire turco-boche, ils font aujourd’hui du battage, avec les exigences du sionisme intégral, faisant parader des sentiments nationalistes juifs ...
Oui, les Juifs triompheront par la reconnaissance de leur nationalité ; jouissant d’une autonomie administrative, partout où ils forment des agglomérations compactes comme dans certains secteurs en Galicie, Ukraine, Pologne, Bohême, etc., possédant droit de cité en Palestine avec une immigration illimitée et organisée, une colonisation élargie, une autonomie administrative et une coopération politique favorisée, sans sacrifier pour cela le droit des habitants indigènes actuels, Chrétiens levantins ou Arabes musulmans, et les privilèges des Lieux-Saints.
Le système cantonal suisse, avec un conseil fédéral, sous le protectorat interallié ou un condominium franco-anglais attribuant aux immigrants juifs les terres sans propriétaires, sans donner libre passage aux bolchevistes germano-russes, constituera la formule diplomatique conciliant tous les intérêts. (testament politique, février 1919).



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