LIVRES





Titre Edmond de Rothschild.
L'homme qui racheta la Terre Sainte
Editeur(s) Rocher
Parution 2003
Auteur E. Antébi
Traduction Droits anglais : Tony Crawford, Adelaide, Australie.
Prix Zadoc Kahn 2000




Avec la Baronne Nadine



ENQUÊTE

Rencontré au cours de l’enquête menée pour l’Homme du Sérail, Edmond de Rothschild était un personnage séduisant et mystérieux, d’un rôle décisif dans la préhistoire et la genèse de ce qui devint par la suite l’Etat d’Israël, même si plusieurs de ses positions restèrent jusqu’à la fin en contradiction avec les conceptions sionistes, notamment en ce qui concernait le socle religieux, la transmission aux enfants, et le souci permanent du « voisin arabe ». Ce fut d’abord une thèse universitaire, avant de devenir un livre grand public, la première biographie de cet homme dont le rôle réel, décisif, a été longtemps occulté par l’histoire officielle.



LE RESUME DU LIVRE

Fils du fondateur de la lignée française de la célèbre famille, le baron Edmond de Rothschild (1845-1934) fut un Européen avant la lettre et un collectionneur d'art avisé. Pourtant, à l'âge de trente-sept ans, il se détourne de ses Watteau et de ses Rembrandt pour se consacrer au soutien et à la fondation des premières colonies juives en Palestine ottomane.

Nous sommes en 1882, soit quinze années avant la fondation de l'Organisation sioniste par Theodor Herzl, vingt-cinq ans avant l'arrivée du premier sioniste en Palestine. En 1900, le baron de Rothschild a dépensé presque le budget d'un Etat pour aider les victimes des pogroms à s'installer en Terre Sainte. Mais quel est le sens de ce "rachat" (gueoulah) de la Terre, aux deux sens du mot : achat de terrains aux riches propriétaires du Liban, mais aussi rédemption ?

Critiquée au début du siècle par les émigrants russes, puis célébrée en 1914 par les Juifs comme par les Arabes, l'administration Rothschild va jouer un rôle majeur. Initiateur en 1924 de la PICA, destinée à industrialiser la Palestine, le baron défend l'adage : "Le capital est le premier colon". Il inaugure à l'Exposition coloniale de 1931 un pavillon de Palestine qui n'aurait pas existé sans lui. Idéaliste, il déclare à un correspondant de la Société des Nations en 1934 qu'il souhaite ne pas avoir mis fin au Juif errant pour créer l'Arabe errant …

Cette passionnante biographie réévalue pour la première fois l'action (occultée) d'Edmond de Rothschild dans la genèse de l'Etat d'Israël. Elle livre des clés indispensables pour comprendre les enjeux historiques de guerre et paix dans cette région.


DOSSIER DE PRESSE


A partir de 1882, quinze ans avant la création de l’Organisation sioniste par Theodor Herzl, le baron Edmond de Rothschild investissait l’équivalent d’un demi-million de dollars, soit le budget d’un Etat, pour acheter les terres qui serviront de charpente à l’Etat d’Israël. En trente-deux ans, il aura fondé une vingtaine de colonies et jeté ensuite pendant quinze ans les bases de l’industrialisation future. Dans Edmond de Rothschild. L’Homme qui racheta la Terre Sainte, Elizabeth Antébi se penche sur cet oublié de l’histoire officielle, cet homme de foi qui, pour avoir offert une terre aux Juifs et mis ainsi un terme au Juif Errant, n’a pas voulu créer pour autant l’Arabe Errant.
L’ETAT HEBREU VOTE A UN MOMENT CRUCIAL POUR SON DESTIN. UN LIVRE NOUS OFFRE UN NOUVEL ECLAIRAGE SUR SON HISTOIRE.
Un entretien de Régis Sommier avec Elizabeth Antébi

Comment avez-vous découvert le personnage d’Edmond de Rothschild ?

Ce sont d’abord des raisons personnelles et familiales. Il y a dix ans, je voulais écrire l’histoire de mes deux grand-mères. L’une, Lorraine d’origine, avait vécu la fin de l’Empire ottoman ; l’autre, Tyrolienne, avait vu s’éteindre l’Empire austro-hongrois. Je me suis vite rendu compte qu’elles n’avaient pas grand chose à se dire mais, en fouillant les papiers de famille, j’ai découvert un vieux portefeuille contenant quelques photos et trois lettres écrites par mon grand-père Albert Antébi, le mari de ma grand-mère lorraine. On ne parlait jamais de cet homme dans la famille. Sa correspondance évoquait longuement les Rothschild, Edmond surtout. Il écrivait que le baron lui devait de l’argent dans le cadre de l’achat de terres. Je m’étonnai de la part active prise par ce grand-père inconnu dans ce morceau d’histoire de Palestine, commencé vers les années 1870 et qui s’est achevé avec la Première Guerre mondiale. Né à Damas, parlant arabe de naissance, il incarne ces Juifs oubliés qu’on appelle Séfarades, mais qui n’ont jamais quitté ce coin de Moyen-Orient (voir L’Homme du Sérail, 1996). Lui se sentait ottoman, parlait aussi hébreu et bien entendu français. Il s’est servi de sa nationalité ottomane pour permettre au baron de Rothschild d’acquérir à vaste échelle des terres en Palestine.

Qu’est-ce qui empêchait le baron de Rothschild d’acheter des terres en son nom propre ?

En 1891, le sultan a édicté des lois très sévères, à l’appel des notables arabes musulmans et chrétiens, pour empêcher les Juifs d’accéder à la propriété. Grâce à sa nationalité ottomane, mon grand-père servira d’intermédiaire à ce qu’on appellera la colonisation Rothschild.

-Pourquoi la contribution d’Edmond de Rothschild à la colonisation n’est-elle pas davantage mis en avant dans l’histoire d’Israël ?

- Elle n’est pas ignorée. Elle apparaît même dans les manuels d’histoire, mais un peu à la façon de la ‘lettre volée’ d’Edgar Poe. N’importe quel Israélien vous dira qu’il connaît très bien Edmond de Rothschild, sans prendre conscience de l’importance de son action. Car le personnage a très vite gêné. Il occupe une place dans l’histoire officielle d’Israël qui, à la manière soviétique, a été réécrite. Edmond de Rothschild y est dépeint comme un monsieur toujours vieux dont le rôle est systématiquement minimisé. A l’inverse, lorsqu’on parcourt ses écrits, on s’aperçoit qu’il fait preuve tout au long de sa vie d’une jeunesse et d’une vitalité stupéfiantes, d’une capacité à repartir, à s’émerveiller. Son action, décisive puisqu’elle dessine, par le tracé des colonies qu’il a fondées, les contours du futur Etat – comme l’a souligné Ben Gourion lui-même -, a été occultée. Le sioniste Menahem Oussishkin lui a dit un jour : ‘Monsieur le Baron, nous vous écouterons le jour où vous nous donnerez les clés de votre coffre-fort ….’ Ce qui a gêné les sionistes, c’est l’idée du rachat, le fait qu’Edmond de Rothschild ait agi pour des raisons religieuses, presque mystiques. Il a acheté des terres réputées insalubres ou infestées par la malaria, à des propriétaires arabes vivant au Liban. Il s’est toujours fait une haute idée d’Eretz Israël, la Terre d’Israël. Il soutenait qu’Eretz Israël n’existe que tant que le peuple juif représente le garant de la morale du monde. Le peuple juif n’est pas simplement un peuple élu, il est élu pour témoigner. Le jour où ce peuple ne témoigne plus de la morale du monde , l’aventure a-t-elle encore une raison d’être ? Vis-à-vis de l’idéologie sioniste, c’est épouvantablement gênant.

Peut-on penser qu’Edmond de Rothschild, figure de la banque et du grand capital occidental du XIXe siècle, ne cadrait pas avec l’idéologie ascétique et socialiste développée par Theodor Herzl et le mouvement sioniste ?

L’Organisation sioniste ne date que de 1897, soit quinze ans après l’arrivée d’Edmond en Palestine, et les sionistes n’étaient pas un mouvement homogène. Il existait chez eux toute une frange de droite, et même de droite extrême, qui plaisait plutôt à Edmond de Rothschild. Il appréciait par exemple la fougue nationaliste d’un Jabotinsky. Les sionistes n’ont jamais critiqué son côté bourgeois, les manières un peu ‘Marie-Antoinette’ qu’il affectait, ni même le fait qu’il se faisait porter en palanquin sur ses terres, dans une posture très coloniale Ce qui dérangeait en Edmond de Rothschild, c’est qu’il prônait l’assimilation au pays, c’est-à-dire un mouvement naturel et progressif. Il voulait que toutes les composantes de la Palestine vivent ensemble harmonieusement. Or la société arabe, et c’était réciproque, ne comprenait rien à ces Juifs d’Europe de l’Est, d’Ukraine, de Russie, d’Allemagne qui débarquaient avec leurs rêves d’égalité, qui installaient des clôtures dans un pays de Bédouins, où la notion de propriété privée est entièrement différente. Il y avait aussi une franche opposition de mœurs. A la veille de la guerre de 1914, les femmes sionistes sortaient bras nus et en pantalon. Elles fumaient et ne portaient pas de voile. Pour les Arabes de l’époque, ce fut un véritable choc. A l’inverse, dans les catégories les plus aisées de colons, les bourgeoises russes préféraient acheter des chapeaux que du bétail. Ces attitudes contrariaient l’idéal du baron.

Sa démarche visait pourtant à mettre les Juifs aux commandes de la société en Palestine ?

Il croyait sincèrement que les juifs étaient bien mieux formés économiquement que les Arabes pour diriger.[…] Mais Edmond de Rothschild s’opposait à l’athéisme militant de certains sionistes. Lui qui croyait profondément à la transmission religieuse au sein de la famille ne supportait pas non plus que, dans les kibboutz, les enfants soient séparés de leurs parents. Autre opposition, économique cette fois : là où les sionistes brandissaient l’imagerie de l’homme nouveau, et prônaient une vie symbolisée par la ferme et l’agriculture, Rothschild disait que ‘le capital est le premier colon’. Homme pragmatique, il voulait, à partir des années 20, industrialiser la Palestine et se méfiait des images et de la propagande. Lors de la construction de Tel-Aviv en 1925, les communistes et extrémistes de gauche juifs avaient fait interdire les chantiers aux ouvriers non-juifs, puis aux ouvriers juifs non syndiqués. Edmond de Rothschild fut profondément horrifié de ce sectarisme qui n’augurait rien de bon.[…] Le drame de la société israélienne, c’est que tous ceux qui ont servi de courroie de transmission entre l’Occident et l’Orient ont été éliminés. Comme ces Juifs ottomans, nés parmi les Arabes, envoyés en France, dont le cœur, la culture étaient occidentaux, mais qui avaient les ‘gènes’ orientaux. Edmond de Rothschild est mort en 1934, avant le Front Populaire. IL ne connaîtra pas la Shoah. Son message est particulièrement important parce qu’il nous livre une vision d’avant la Shoah.[…] Ce qui se passe aujourd’hui, est plus grave que la pensée unique, c’et la mémoire unique, le reformatage de la mémoire.

[…] L’idée du rachat des terres est au cœur de la démarche du baron. Au Moyen Âge, il y avait les indulgences, dénoncées par les protestants. Cette idée de racheter ses fautes n’est pas si bête. Elle a donné la psychanalyse. L’argent est lié aux indulgences, il est lié à la psychanalyse. Il faut payer pour être racheté. Chez le baron, c’est exactement la même chose, cela s’appelle la gueoula, le rachat au sens de rédemption.

L’histoire conflictuelle du baron de Rothschild et des autres tenants du retour à la terre d’Israël n’est-elle pas finalement une perpétuation de l’opposition entre une vision française et universelle, d’un côté, et une tradition politique autoritaire et militaire germanique et russe, de l’autre ?

L’Alliance israélite universelle a été le support logistique d’Edmond de Rothschild. Ce réseau d’écoles sur le pourtour de la Méditerranée et au Proche-Orient a servi de modèle par la suite à l’Alliance française. Tout cela représente la France, cette France exacerbée par la défaite de 1870, dont Alphonse de Rothschild, le frère aîné du baron, paie intégralement la dette à Bismarck en servant de banquier à la république de Thiers. Bien avant la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’universel est français. C’est une vision toute opposée qui a imposé, pendant tout le XXe siècle, l’éradication de la mémoire.[…] En Israël, on a fait table rase du passé, du mandat anglais, et surtout de la Palestine ottomane où tout s’est noué. Or on ne peut rien construire sans raconter l’histoire, sans ‘entrer dans l’avenir à reculons’, comme disait Paul Valéry. La société israélienne n’est pas insérée dans l’histoire de l’Orient et/ou de l’Occident. Edmond de Rothschild aurait sans doute été d’accord avec moi pour dire : ‘Arrêtons ce massacre de la mémoire’.

(Paris-Match, du 30 janvier au 6 février 2003)

« Le Baron Edmond de Rothschild : le magnétisme d’un visionnaire trop souvent déprécié. » Extraits publiés par les Cahiers de l’Alliance israélite universelle, mars 2003.

Emission du 20 avril 2003, avec la biographe du baron de Hirsch.
« Samuel Bernard, Jean-Joseph de Laborde et Edmond de Rothschild ont partagé la passion des chiffres et l’amour des arts.[…]Edmond de Rothschild est né dans un ravissant petit château à Boulogne-sur-Seine, le 19 août 1845. Fils du fondateur de la lignée française des Rothschild, le baron qui a été un grand collectionneur d’art depuis l’adolescence, a légué au Musée du Louvre les plus belles pièces de sa collection, soit ‘quarante mille gravures et trois mille huit cent soixante-dix dessins, sans compter cinq cents livres illustrés’. Dans la biographie détaillée que lui consacre Elizabeth Antébi, l’auteur insiste sur ce goût de la collection qu’elle voit comme ‘le sens d’une recherche spirituelle au quotidien (…) qui peut nous aider à pressentir ce que furent les prémices d’un itinéraire secret, profond, religieux d’Edmond de Rothschild.’ En effet, le mécène s’est ensuite consacré au soutien et à la fondation des premières colonies juives en Palestine ottomane. » Anne Muratori-Philip, Le Figaro Littéraire, jeudi 22 mai 2003.

« Saga, dit l’auteur, épopée tout aussi bien. C’est en tout cas une extraordinaire entreprise, sans laquelle il n’y aurait sans doute pas l’Israël d’aujourd’hui -bien que l’initiative du baron de Rothschild fût antérieure au sionisme de Herzl. […] Il a dit en 1934 : ‘Les sionistes se souviennent trop du Juif Errant pour chercher, en chassant les Arabes de Palestine, à créer l’Arabe errant. » Idéalisme hélas ! démenti plus d’une fois dans l’après-seconde guerre mondiale, laisse entendre Elizabeth Antébi. On lit avec d’autant plus d’intérêt cette vie exemplaire. » Jean-Yves Calvez, Etudes, Avril 2003.

« Un livre clé indispensable pour comprendre les enjeux historiques de guerre et de paix dans cette région. » Terre Magazine, mars 2003.

« Cette passionnante biographie, qui a obtenu le prix Zadoc Kahn, rend justice à l’action mal connue d’Edmond de Rothschild, dont les résultats furent considérables pour la création ultérieure de l’Etat d’Israël ». (FSJU.fr, « Découvertes »).

« Le livre d’Elizabeth Antébi, en réparant une injustice, nous livre également des clés précieuses pour comprendre la situation présente de cette région. » Alain Foucart, Les Quatre Vérités, 1er mars 2003.
« Avec son dixième livre, Prix Zadoc Kahn 2000, Elizabeth Antébi nous offre une passionnante biographie d’Edmond de Rothschild, fils du fondateur de la lignée française de la célèbre famille. Une plongée dans ‘la préhistoire d’Israël’, la Palestine ottomane, à la rencontre d’un homme au destin extraordinaire. » Le Messager, mars 2003.

« Tout n’est pas rose dans cette biographie et Elizabeth Antébi montre combien enjeux et conflits sont présents. Les nombreux voyages du baron en Terre d’Israël sont de grands moments d’émotion, mais aussi de règlements de compte. L’administration Rothschild n’est pas au goût de tous, pas toujours à celui du Baron, pas toujours à celui des pionniers. Elizabeth Antébi a un grand talent de conteuse mais reste toujours remarquablement objective. Historienne, elle s’appuie sur des sources fiables, c’est-à-dire consultables. Par cet ouvrage et en des temps où la présence juive sur la Terre d’Israël est remise en cause, l’existence d’un travail si sérieux et lisible par tous mérite d’être saluée. » Ariel Sion, Actualité Juive, jeudi 27 mars 2003.

Prix Zadoc Kahn 2000 : ici avec M-M Chapuis et le conservateur en chef délégué au Patrimoine Juif, Max Polonovski :



EXTRAITS

Prélude

Il est en Israël aujourd'hui, à quelques kilomètres de Haïfa, dans le nord, une colline dite "du Bienfaiteur". Le portail est surmonté d'armoiries en ferronnerie resplendissante, un lion et une licorne encadrant un écusson avec les cinq flèches et la devise des cinq frères Rothschild, fondateurs de la dynastie : Concordia, Industria, Integritas - la Paix, le Travail, l'Intégrité. Le chemin conduit à un jardin où les fleurs les plus délicates succèdent aux senteurs sucrées, puis à un mausolée. Là reposent le baron Edmond de Rothschild, à la destinée si singulière qu'elle pourrait faire pâlir les scénaristes hollywoodiens, et son épouse, la baronne Adelheid. Surplombant le paysage descendant par paliers vers la mer, le flâneur a loisir de découvrir un étrange muret avec, gravée dans la pierre, une carte sillonnée de lignes, d'encoches et de mots hébreux : ce sont les colonies du Baron.

Les colonies du Baron …

Personne n'en parle en Israël, personne n'en organise la visite.

La saga du Baron Edmond de Rothschild est pourtant enseignée aux écoliers, ensevelie dans les pages d'histoire. Les colonies n'ont jamais été détruites. Elles subsistent comme des villes-fantômes, des enclaves, avec leurs synagogues peintes dotées d'une estrade séparant l'administration d'antan de la plèbe, un bain rituel derrière des pierres, une margelle d'aquarium, des tuiles venues de Marseille et estampées de l'abeille qui en fut la marque, des boiseries de plafond avec des bergères folâtres à la Fragonard, des instruments aratoires, quelques photos oniriques de dames en corset et chapeaux à plume, la chambre d'un des pionniers avec son samovar, des eucalyptus, quelques tombes, un baobab dont les branches ancrées sous terre forment racines créant d'autres baobabs …

Il est des maisons où, sous la peinture des murs grattés on découvre des fresques d'une étonnante beauté. Elles ont été recouvertes, par endroit détruites, corrodées. Sous la main du restaurateur, leurs couleurs se ravivent. C'est un travail de restauration que nous avons tenté de faire, de remontée aux sources, de démaquillage de l'histoire …

J'ai rencontré le Baron voilà près de dix ans, en tombant sur des lettres écrites un siècle plus tôt par mon grand-père qui avait été un temps son homme-lige, son négociateur de terrains, le "petit Pacha" de Jérusalem, et dont ailleurs j'ai conté l'histoire, sous le titre de L'Homme du Sérail.

Peu à peu la magie du Baron, ce magnétisme auquel furent soumis tous ceux qui l'approchaient devinrent palpables. J'eus envie d'en savoir plus sur cet Edmond fils du baron James, sur ce Rothschild qui, méthodiquement, méticuleusement, selon des frontières bibliques, a dessiné sa première carte invisible de sa Palestine ou plutôt ce qu'il appelait Eretz-Israël - la Terre d'Israël, devenue aujourd'hui un Etat délimité presque exactement par les frontières invisibles tracées par le Baron.

Car on l'appelait le Baron, il ne voulait pas qu'on prononçât son nom. On le nommait aussi HaNadiv Hayadoua (le Bienfaiteur Bien Connu), le Père du Yishouv, HaNassi (Le Prince). Un homme dont il n'existe nulle part une biographie complète. Un homme auquel on a tout juste commencé à rendre justice dans les années 1970, comme le signale un professeur de l'université de Lille, Jean-Marie Delmaire, qui nous a laissé l'une des thèses les plus complètes, les plus profondes et les plus bouleversantes sur cette époque, De Hibbat Zion [l'Amour de Sion] au sionisme politique, et qui écrit : "Il a fallu attendre les études de Dan Giladi, il y a dix ans, pour bénéficier enfin d'une étude impartiale et équilibrée de l'Administration [Rothschild], qui a servi jusque là de repoussoir et de faire-valoir à l'héroïsme des pionniers."

Autre énigme : Edmond de Rothschild se lança dans l'aventure de Terre Sainte à l'âge déjà avancé de trente-sept ans. Qu'avait-il fait avant ? Pourquoi cette décision soudaine ?

Plus j'avançais dans mes recherches, plus ce silence partiel et ces descriptions partiales m'intriguaient : Edmond de Rothschild demeurait un personnage bien mystérieux. En un sens, il l'est resté, même si bien des interrogations ont trouvé leur réponse, même si quelques coins du voile se sont soulevés.

Ce vieux monsieur de quatre-vingt-dix ans dont il n'existe que de rares photos jeune (nous n'en avons trouvé qu'une) continue à exercer une fascination non seulement pour l'énigme historique qu'il représente et les paradoxes dont il fut habité, mais pour la modernité des problèmes posés et des solutions suggérées. Quelqu'un de son entourage a dit un jour qu'il ne fallait pas confondre les titres de noblesse avec des titres de propriété. Pour Edmond de Rothschild, qui avait transféré aux colons et aux pionniers tant de titres de propriété, une "mission nobiliaire" était conférée par là même au peuple juif tout entier, condition sine qua non de la cohérence et de la pérennité du Pays reconstitué, dont le Peuple devait assumer son rôle de témoin de la morale du monde.

Que fit-il jusqu'à trente-sept ans ? Fils cadet de la famille, destiné comme tous les cadets des grandes familles juives à la bienfaisance, Edmond de Rothschild ne s'intéressait guère à la banque dont s'occupaient fort bien ses deux frères aînés, Alphonse et Gustave. Esprit rêveur, sensuel, sensitif, il aimait collectionner les gravures et les dessins. D'un caractère entier, il chérissait le secret, la pénombre, et se livrait à la volupté de la spéculation et de l'art. Lorsqu'il avait un but précis, il galvanisait ses troupes, n'admettait pas la contradiction, mais très vite se reprenait, à la fois par bonté et par réalisme.

Avouerons-nous avoir fait dresser son portrait à partir de son thème astral ? Pour ceux qui croient à l'influence du cours des planètes sur les êtres (les gens sérieux peuvent sauter le paragraphe), Edmond de Rothschild était né sous le signe du Lion, avec ascendant et Jupiter en Taureau, la Lune en Poissons, Vénus et Mercure en Vierge, Mars, Saturne et Neptune en Verseau. Le rapport fourni par l'Astroflash indique "une sensibilité mobile, changeante, imprévisible, portée à la contemplation, ouverte au merveilleux", "sa réceptivité à l'indéfinissable et son souci de percevoir êtres et choses dans leur globalité" et conclut : "Il va droit vers le but qu'il s'est assigné, sans détour, sans nuances et s'il se meut avec une certaine lenteur, sa marche est irrésistible." On ne saurait mieux dire.

 

Edmond de Rothschild a vécu près de quatre-vingt dix ans. Il est né à l'aube des révolutions de 1848 en Europe, il est mort aux premiers frémissements de l'Allemagne hitlérienne et alors que se dessinait la France du Front Populaire.

Ce personnage aux intérêts multiples et aux passions protéiformes est un véritable héros de roman : il a témoigné d'un goût de collectionneur raffiné en réunissant une collection rare de 40 000 gravures, 3 870 dessins, 500 livres illustrés qu'il a légués au musée du Louvre, à la condition expresse qu'elle soit présentée sous la forme aristocratique d'un cabinet d'amateur ; il fut membre libre de l'Académie des Beaux-Arts ; il parraina en mécène éclairé les fouilles des archéologues Clermont-Ganneau en Egypte, Raymond Weill en Palestine, Eustache de Lorey en Syrie ; il fonda avec le comte de Fels et le prince d'Arenberg un Comité de l'Afrique Française ; il fut membre de la Société des Amis des Sciences et s'enthousiasma pour les travaux de Claude Bernard ; il fonda l'Institut Henri Poincaré, finança l'Institut de Biologie Physico-Chimique et la Fondation d'Aide à la Recherche (ancêtre du CNRS). Il fut à l'origine de l'Institut de France à Londres, de la Casa Velazquez à Madrid. Sans parler des colonies palestiniennes …

L'émotion de collectionneur qui étreignait le Baron devant La Synagogue de Dürer ou les gravures de Rembrandt était-elle d'une nature si éloignée de celle qui l'étreignait devant le surgissement de Tel-Aviv en 1914 ou au moment de son discours-testament de 1925 ?

Et faut-il attribuer à un simple beau geste d'amateur l'achat par le Baron d'une bibliothèque considérable de manuscrits et de livres rares sur l'histoire juive et la littérature hébraïque, transférée plus tard à la bibliothèque fondée par Isidore Loeb de l'Alliance israélite universelle ?

 

Il existe une sorte de "littérature hagiographique à l'envers" où le rôle du baron se réduit à l'intervention (épisodique) d'un vieux monsieur impérieux et philanthrope, sorte de Marie-Antoinette peuplant de dindons et de poules ou de carottes les villages les plus reculés de Palestine ottomane : on y escamote en général le rôle des Juifs indigènes - sépharades ou de langue arabe -, alors que la colonisation du baron Edmond de Rothschild les a utilisés, à la fois pour recueillir des informations sur le milieu palestinien et les courants d'opinion, pour les faire intervenir auprès des autorités ottomanes en faveur des colons, ou pour acheter sur une large échelle des terres qu'ils étaient non seulement les plus aptes, mais aussi les seuls - grâce à leur nationalité ottomane -, à négocier. Cette éclipse volontaire, cette réécriture de l'histoire ont eu et continuent d'avoir des conséquences lourdes sur l'actualité.

La dépréciation systématique de l'administration des Alsaciens-Lorrains envoyés par Paris au cours des dix ou quinze premières années fut tout aussi injuste. La France travailla jusqu'à la Première Guerre mondiale à l'assimilation des Juifs en Palestine, la Grande Bretagne du Mandat octroyé par la Société, des nations des années Vingt au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, joua, avec les conséquences que l'on sait, la carte de la division et des doubles promesses pour mieux régner.

La présence sur le terrain de l'Alliance Israélite Universelle, puis du baron Edmond de Rothschild (c’est-à-dire de la France et du monde latin), plus de trente ans avant l'arrivée du premier sioniste, semble considérée pour diverses raisons idéologiques comme une "zone hors histoire", éradiquée de la mémoire – relevant tout juste de l’ordre anecdotique de la philanthropie. "Just another philanthropic scheme"(un système philanthropique de plus), écrivait de l'action du baron le (brillant) historien du sionisme Walter Laqueur.

Au fil de nos recherches, nous en sommes venue à nous demander si le Baron n'en était pas arrivé à une conception religieuse prophétique et universelle du rôle du peuple d'Israël. Si cette conception religieuse, contradictoire ou énigmatique n'a pas été la "clé de voûte" de son action ; le nom de Rosh-Pinah, qui se traduit par "pierre angulaire" ou "clé de voûte" fut même porté par l'une des colonies du Baron, se référant au Psaume 118, 22 : "La pierre qu'ont rejetée les maçons est devenue la pierre d'angle".

Et cette conception qu'avait Edmond de Rothschild de la mission du peuple témoin de la morale du monde ne reste-t-elle pas au cœur des questions qui se posent encore aujourd'hui sur l'échiquier international et comme enjeu de civilisation ?

Le mot de "colonie" prête à confusion. En anglais, il se traduit par settlement, "installation", sans la nuance d'occupation militaire ou abusive prise par la suite. Ce serait un faux procès de croire qu'à cette époque des débuts de l'installation des Juifs pauvres ou persécutés d'Occident et de Méditerranée, les "colons" juifs volent des terres : non seulement le baron de Rothschild les achète à de riches familles libanaises (comme les Sursock) vivant au Liban et ravies de vendre ces terrains insalubres, mais il finance des travaux de forage coûteux et décourageants pour assurer aux populations le "nerf de la paix" dans cette région du monde, l'eau. Pragmatique, il finance aussi dans chaque colonie des dispensaires, des écoles et des synagogues - santé, éducation, morale religieuse sont au premier plan de ses préoccupations - les deux premières profitant souvent à des enfants arabes des villages environnants. Si les conflits s'envenimèrent par la suite, ce fut moins pour des raisons de propriété que de traditions et de comportement - les "indigènes" n'ayant pas les mêmes notions de propriété privée, de lutte des classes ou de liberté des femmes que les nouveaux arrivants.

Certains reprochent au Baron d'avoir voulu racheter, à deux ou trois reprises, le Mur des Lamentations et une universitaire que par miséricorde nous ne nommerons pas, a même taxé notre Baron de "millionnaire mécène qui en bon Rothschild voulait et pouvait tout s'acheter, mur des Lamentations compris" !

On pourrait certes voir en Edmond de Rothschild un doux rêveur, car le Sultan, qui se posait en Commandeur des Croyants et faisait construire le chemin de fer pour relier les pèlerins à La Mecque, ne pouvait sans doute envisager de vendre ce Mur appartenant aux Musulmans de la Ville Sainte … même si les premières négociations avaient échoué pour des raisons de rivalités internes à la communauté juive. En revanche, on ne saurait réduire l'intuition politique et stratégique du Baron et sa volonté de limiter les sujets de conflits entre les diverses communautés religieuses à un simple caprice de millionnaire.

D'où le Baron a-t-il tiré de telles sommes d'argent, qu'il reste difficile d'évaluer exactement mais qui dépassent apparemment le budget d'un Etat, si l'on considère qu'en dix-sept ans, de 1882 à 1899, la somme engouffrée s'élevait déjà, à ce que David Landes, de l'université Harvard, consulté, évalue à environ cent millions de dollars d'aujourd'hui ? Comment a-t-il pu financer sa passion coûteuse, la fondation d'Eretz-Israël ? Les papiers de famille ayant été livrés aux flammes, il ne reste que des traces fort rares des comptes du Baron et de son administration. On sait ce qu'il a dépensé, on ne sait pas d'où il tirait les fonds. Mais … c'était un Rothschild. Et même si sa famille vit d'un très mauvais œil ce qui était devenu l'obsession du frère ou de l'oncle, Edmond restait proche des centres de décisions, de la diplomatie secrète, de la politique, en particulier dans la branche anglaise où il était très lié avec son cousin Natty, et avait accès aux coffres.

En règle générale, la plupart des témoignages de ceux qui rencontrèrent, à titres divers, le baron, sont sujets à caution. Son autoritarisme, son goût du secret, les mystères de ses motivations (en particulier lorsqu'il tint, au moment de la Conférence de Versailles, un langage au sioniste Sokolov, un autre à travers l’anti-sioniste Sylvain Lévi), son statut de millionnaire sont en partie la cause de ce "brouillage". Mais la gêne des interlocuteurs ne naît-elle pas plus encore de ce qui se dégage de religieux et d'éthique de la personne même d'Edmond de Rothschild?

Pour tous, le mystère demeure : que voulait Edmond de Rothschild ? Le dilettantisme seul le poussait-il à collectionner les nielles, les xylographies, les incunables et les implantations juives en Palestine ? Le goût de la possession, comme le crut Chaïm Weizmann, fut-il la clef de ce personnage à l'égoïsme si altruiste ? La curiosité intellectuelle suffit-elle seule à expliquer une passion pour la science, à laquelle rendirent hommage plusieurs chercheurs dont Jean Perrin ? La fondation de l'Institut de France à Londres et de la Casa Velasquez à Madrid révèle-t-elle un Européen avant la lettre?

Un parcours apparemment erratique, fait de passions successives et de rencontres déterminantes - du Docteur Roth à Jean Perrin, de Zadoc Kahn à Chaïm Weizmann - ne saurait-il s'éclairer d'une autre lumière, en considérant qu'Edmond de Rothschild avait du judaïsme et de l'observance pratique qui s'y rattache (l'accent étant mis non sur la foi mais sur l'acte de foi), une idée si haute qu'il y subordonna sa vie ? L'ensemble d'éléments qui a conduit à la création des colonies juives de Palestine pose de manière exemplaire l'interaction conflictuelle entre les domaines religieux et laïc - le laos, en l'occurrence, étant le peuple d'Israël tel que défini par la Bible, texte religieux - ce qui ne simplifie pas les données du problème.

Or, au cours du XIXe siècle, l'étude de la Bible et du Talmud est tombée dans le champ du laïc, au sens le plus général du mot. Henry Laurens rappelle que les trois best-sellers du XIXe siècle (Génie du Christianisme de Chateaubriand, 1802, La Vie de Jésus de Renan, 1863, La France Juive de Drumont, 1886) sont consacrés à la Palestine et aux Juifs. Tout au long du siècle, la Bible est soumise, par le biais de la philologie et autres sciences nouvelles, à l'examen critique : le texte passe donc statut de révélation religieuse au plan de l'analyse historique. Ainsi se manifeste pour Laurens ce qu'il appelle l'invention de la Terre Sainte : "Aux textes dont on remet en cause la véracité, certains répondent par l'objet-témoin et l'intensification des recherches archéologiques. C'est ainsi que la Terre Sainte devient le lieu central de la pensée occidentale".

Pendant la deuxième moitié du siècle, se fondent le Palestine Exploration Fund et l'Ecole Biblique de Jérusalem et naît, en France, une science du judaïsme, avec Isidore Loeb, Zadoc Kahn, Israël Lévi. Le baron de Rothschild n'est pas en reste et finance, nous l'avons dit, en Egypte et en Palestine les recherches archéologiques de Clermont-Ganneau et de Raymond Weill. Pour lui, la terre biblique, la terre sacrée ne s'arrête pas à la surface.

Mais lorsqu'on transforme un texte religieux en texte historique, la Bible devient l'histoire d'un peuple : Renan commence sa carrière par la Vie de Jésus pour finir par l'Histoire du Peuple Juif, mettant en vogue le terme (philologique) de sémite. L'histoire juive n'appartient plus à l'éternité, elle tombe dans le temps des hommes : les Juifs se découvrent les acteurs d'une histoire sur laquelle ils peuvent agir.

Edmond de Rothschild en tira des conséquences immédiates, mais le judaïsme ne devint jamais pour lui, comme pour beaucoup de juifs contemporains, une religion comme les autres, proche de celle des protestants (voire des positivistes), et le peuple juif resta, à ses yeux, le peuple de la Loi et le peuple-élu-pour-témoigner. Le choix du baron pour pratiquer sa religion fut le choix de la terre, sous la terre - des excavations de sites antiques au forage des puits - et sur la terre - de l'assainissement des terres et l'assèchement des marais à l'érection des industries du futur. C'est ce lien à la terre comme acte de foi et comme mitsvah ["commandement" ou devoir religieux commandé par la Torah] suprême que nous voudrions élucider et, s'il se précise, tenter de définir.

 

On distingue au fond trois périodes dans la vie et l'action d'Edmond de Rothschild, correspondant à de grands tournants de l'histoire :

1. Le jeune homme sous influence, fidèle à une "mission familiale", avec diverses zones d'influence - celle des grandes valeurs du ghetto, transmises par son père et par ses oncles, entretenues auprès de lui par son beau-père (et cousin germain) ; celle de la mère, juive certes, mais coquette, courtisée par le commandant de Paris, chantée par Heine, peinte par Ingres et déjà plus toute jeune quand elle accouche de son dernier enfant, Edmond ; celle aussi des descendants d’Aaron, ces cohanim qui ont tant influé sur la genèse morale et religieuse d'Edmond de Rothschild, Albert Cohn et Zadoc Kahn. Cette période est celle qui a vu s'effondrer le monde d'avant les révolutions de 1848, l'empire rothschildien d'Autriche, les derniers soubresauts de la royauté française, et émerger toute une classe nouvelle de jeune Juifs lettrés et de bourgeois ouverts. Elle se termine avec le choc terrible de la guerre de 1870, de la perte de l'Alsace et d'une partie de la Lorraine, de l'exode de ceux qui ont choisi la France.

2. L'homme immergé dans les grands débats de la laïcité française naissante, se situant politiquement dans les parages de l'orléanisme, des saint-simoniens ou de la république des Jules, sans qu'il soit possible de déterminer une attraction pour une forme d'action politique plus qu'une autre. Le nouveau séisme se produit pour le Baron non pas en 1895, avec les débuts de l'affaire Dreyfus (et nous verrons pourquoi), mais en 1905, date à laquelle meurent à la fois le grand rabbin Zadoc Kahn et le frère aîné d'Edmond, Alphonse de Rothschild, qui a été pendant plus d'un demi-siècle Président du Consistoire central, mais aussi date à laquelle fut votée et promulguée la loi de séparation des Eglises et de l'Etat - assez mal perçue par les notables juifs ... Quelques années plus tard, dans l'Empire ottoman et par conséquent en Palestine, la révolution jeune-turque de 1908-1909, avec ses aspects de positivisme comtien et de "libre-pensée", n'a rien pour séduire Edmond de Rothschild qui refuse de fonder un organe de presse, comme l'en supplient plusieurs de ses collaborateurs ; occasion manquée pour le Baron, qui sera saisie par les sionistes. La France perdit alos son prolongement des Echelles du Levant et son influence en Orient. L'Empire ottoman passa du statut de gouvernement de millets (peuples religieux) à celui d'Etat-nation laïc, calqué sur les grandes idées positivistes et le rejet des religions comme ciment de la société.

Il n'est pas impossible qu'Edmond de Rothschild ait regretté cet ordre ancien des grands empires et des agrégats de "peuples" religieux, parmi lesquels les juifs avaient tout naturellement leur place, pourvu qu'on les aidât à s'émanciper et à faire revivre Sion, plus à la manière des Amants de Sion (l'idée d'amour est essentielle chez Edmond de Rothschild) que des idéologues sionistes.

3. L'homme d'Eretz (la Terre) moins que d'Israël (ou parce que Israël, comme il le dira à Ussichkin), le plus mystérieux, avec son parcours presque anecdotique au départ, sa vision géopolitique latente, son approche par le détour de l'archéologie, sa tentative de rachat du Mur des Lamentations. Puis son action au sein de l'ICA, sa manipulation – le mot ne nous semble pas trop fort - ferme et subtile du comité central de l'Alliance israélite universelle (de 1899 à 1920), sa décision capitale à partir des Années Vingt, d'acheter les terres plutôt que d'aider les colonies existantes (pour réaliser le "bloc" dont il parle à Meïerovitch), puis sa volonté de construire l'industrie (garante du futur) plutôt que de continuer à soutenir les agriculteurs (symbole mobilisateur du retour sur la terre des ancêtres qui avait désormais joué son rôle). Le grand discours-testament prononcé en 1925 à Tel-Aviv ne clôt pas cette action. Les neuf dernières années de la vie d'Edmond de Rothschild (de 1925 à 1934) nous paraissent encore plus énigmatiques : sa réaction indulgente face aux manifestations des partisans du fondateur de la Légion Juive Vladimir Jabotinsky, au moment de l'inauguration du pavillon palestinien de l'Exposition Coloniale de 1931, ses inquiétudes devant l'attitude des immigrants juifs face aux Arabes, son rapprochement avec Léon Blum au nom de l'Agence Juive (qu'il accepta de soutenir, contrairement à Sylvain Lévi, président de l'AIU) sont autant de questions sur lesquelles la lumière est loin d'avoir été faite.

 

Dès la Première Guerre mondiale, en effet, un "détournement historiographique" a commencé à s'opérer, sous l'impulsion de l'école anglo-saxonne, relayée par la volonté de réécriture de l'histoire qui s'opère dès la fondation de l'Etat d'Israël (1948) et au lendemain de la Shoah. Le rôle de l'historiographie, c'est-à-dire de la manière dont l'histoire est écrite et transmise par les historiens et affecte, un temps plus ou moins long, la mémoire collective, reste à étudier en détail. Ce n'est pas notre sujet (bien qu’il soit sans doute, de façon latente, au cœur des débats sur nos siècles occidentaux depuis les Lumières) et nous ne l'abordons, au cours de notre enquête, que lorsque la déformation historiographique finit par faire partie intégrante de l'histoire, dans la manière même dont elle l'altère, interposant une "grille" idéologique qui interdit tout accès à un sens plus religieux, plus complexe, à une parole plus dérangeante. L'histoire des colonies juives de Palestine s'identifie en effet, pendant trente ans au moins, avec l'action de l'Alliance israélite universelle, de la Jewish Colonization Association et du baron Edmond de Rothschild. Le grand tournant s'opère avec la prise d'influence des sionistes - soutenu tantôt par les Allemands soucieux de préserver leurs intérêts, tantôt par les Russes désireux depuis des siècles d'accéder aux Détroits - au moment de la révolution jeune-turque (1908-1909).

En outre, le silence relatif des Archives du Ministère des Affaires Etrangères (MAE) quant à l'action d'Edmond de Rothschild est révélateur : "la France avait besoin de ses soldats musulmans," comme le rappelait Georges Wormser, et la politique arabe de la France (soucieuse de sa légitimité coloniale au Maghreb) s'était mise en place ; en 1926, le président de la commission parlementaire du Ministère des Affaires Etrangères, Franklin Bouillon, n'hésitait pas à déclarer dans une interview accordée au journaliste israélien Ben Avi, pour le Dohar Hayom : "La France étant une puissance musulmane, avec ses vingt millions de sujets mahométans qu'elle a en Afrique et en Asie, les Français ne peuvent soutenir un mouvement dont la fin n'est pas sûre et dont les buts ne sont pas les nôtres. C'est pourquoi je me suis élevé dans ces derniers temps contre le sionisme."

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les cartes furent totalement redistribuées, les jeux et les partenaires avaient changé, des glissements géopolitiques s'étaient produits, et surtout, phénomène souvent négligé, la religion n'était plus à l'honneur. Elle était même, dans plusieurs pays, dépréciée ou violemment combattue. A la légitimité impérialiste - où l'autoritarisme "de droit divin" exercé par le baron Edmond de Rothschild sur ses colonies trouvait un cadre adapté et décelait des repères connus - s'était substituée une autre légitimité, celle du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes - qui conduisit, après la Deuxième Guerre mondiale à une redéfinition des Droits de l'Homme par René Cassin, avec parmi les signataire … l'URSS de Staline, marquant le passage entre les jeux subtils des quatre ou cinq grandes puissances d'avant la Deuxième Guerre mondiale à l'affrontement entre deux blocs.

Edmond de Rothschild, méfiant de tout ce qui venait d’Amérique, peu enclin à chérir ce nouvel ordre du monde voulu dès 1919 par le Président Wilson qui risquait d’opposer des minorités entre elles, combattit alors pour une indépendance économique de la Palestine. Il avait appris aussi à se méfier des Anglais, de leurs promesses aux sionistes, de leurs concessions aux Arabes et de leur manière de verser de l'huile sur le feu en voulant apaiser tout le monde. Il avait pris ses distances avec la fondation de l'université hébraïque de Jérusalem, mais les "incidents" devant le Mur des lamentations au cours de l'été 1929 et l'appel à la guerre sainte lancé par le Grand Mufti de Jérusalem le 23 septembre de la même années l'avaient décidé à envoyer son adhésion à l'Agence Juive et à se rapprocher de … la Deuxième Internationale, tout en désavouant ceux qui avaient hissé le drapeau sioniste sur la Mosquée d'Omar. Les partisans des diverses factions n'y trouvèrent pas leur compte. D'autant plus que les Juifs massacrés de l'été 1929 trouvèrent dans les colonies Rothschild un asile inviolé et que, dans une conversation à la Société des Nations, en 1934, le baron précisa que s'il avait lutté pour en finir avec le juif errant ce n'était pas pour créer l'Arabe errant …

Dans un monde de plus en plus tenté par l'hémiplégie idéologique, il devenait difficile de rendre compte de l'itinéraire d'un homme aussi libre que le Baron, et aussi soucieux de se montrer fidèle à ce qu'il considérait comme un acte de foi toujours recommencé.

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