Didascalos, aède :
PHILIPPE BRUNET

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Ce descendant des Samouraïs, normalien, helléniste inspiré par le Nô, amateur de musique (il joue du piano et de la guitare), est un homme bien fascinant (photo Bastien Gérard). Proche des traducteurs russes de Catulle et de Pouchkine, il a rencontré un jour« un grand cow boy traçant sa destinée », l’Américain Stephen Daitz , spécialiste de la prononciation reconstituée des textes grecs ou latins, avec lequel il s’est mis à monter des récitals inouïs – au sens originel du mot.
Vous le rencontrerez en Crète ou en croisière autour de la Méditerranée d'Epidaure à Baalbeck, en Thrace – alias la Bulgarie, où il vient de tourner dans un film pour Arte – , en France avec les chœurs de la Sorbonne, parfois dans sa classe, car il enseigne aussi – heureux soient ses élèves.
Tombé « en amour » d’Homère dès l’âge de dix-sept ans, Philippe Brunet a récemment organisé un peu partout en France et dans le monde des lectures collectives de ses traductions, sur rouleaux immenses, de L’Iliade – un travail qui a duré des lustres, comme on disait autrefois, et qui va paraître à la rentrée 2008 aux éditions du Seuil.
Il a même eu le culot de lancer l’an dernier un concours des aèdes aux Invalides, sur le tombeau de l’Empereur !
Il a fondé une compagnie, Démodocos, un Festival annuel, les Dionysies, et le voilà qui s’attaque à ce qu’il appelle les « Parcours du patrimoine ». A la rentrée 2008, il sort aux éditions du Seuil la traduction de L’Iliade à laquelle il travaille depuis dix ans, née d’une expérience unique - vocale, rythmique, rituelle, avec participation active du public.
Séduisant, clair-obscur, avec sa part de mystère, ce fils d’Héraclite et de Sappho commence à se faire connaître d’un public émerveillé de tout comprendre et de tout partager.

ENTENDRE Philippe Brunet sur Canal Académie !

La Constellation Philippe Brunet

Démodocos :
Voir aussi les portraits de Philippe Brunet parus dans La Vie (17 juillet 2008), et son interview sur Canal Académie.

Le parcours de Philippe Brunet, de l’héritage à la transmission »

Qui est Philippe Brunet ?
On se rappelle, dans Les Enfants du paradis, la réponse de Jules Berry, alias le Malin, qui à cette question de l’amant d’Arletty répondait par une tirade qui commençait par quelque chose comme : « Et si je vous disais mon nom, vous seriez bien avancé … »

Du côté de l’Etat Civil donc, Philippe Brunet est né en 1960, à Paris. Du côté de sa mère, la famille comptait des samouraïs ; l’un des aïeux maternels fit partie de la première délégation japonaise en Europe, envoyée par le dernier Shôgun et reçue le 15 avril 1862 par Napoléon III.

Il passe un bac C, s’ennuie, lit les poètes allemands, Goethe et Hölderlin, découvre à ce prisme les poètes grecs et latins, s’inscrit à Louis le Grand où un professeur fait scander Virgile. Ce monsieur Fortassier, capable de réciter des vers grecs, latins et français pendant des heures, propose une autre vision du théâtre et des poètes que le structuralisme régnant ou le « théâtre des metteurs en scène » et le jeune élève tombe amoureux … d’Homère. Il l’est resté.

Philippe Brunet rentre à l’Ecole Normale Supérieure. Dans un café, il croise André Markowicz, avec lequel il scande Catulle en latin – et découvre ses premières ébauches rythmées en français (Le Livre de Catulle, L'Age d'Homme 1985). Markowicz, traducteur de Pouchkine, l’introduit dans l'univers des traducteurs qui gravitaient autour d’Efim Etkind. Philippe Brunet ressent les vertiges de cette immersion dans une langue, une pensée, une respiration à travers la traduction. Il décide alors de se consacrer à la traduction de l’un des poètes grecs les plus secrets, Pindare. Jean Irigoin, « savant magnifique » de l’EPHE, dirige ses recherches sur la métrique grecque. : « Ni rhétoricien, ni littérateur, il connaissait tout sur l’histoire des papiers, des filigranes, et les règles de composition des poètes… Il me laissait faire à ma fantaisie ». Car Philippe Brunet est un oiseau libre, rétif aux systèmes, qui aime rêver sur la musique des mots.

Au retour de deux ans en Bolivie (coopération), il croise un élève de l’ancien professeur de Jean Irigoin, Stephen Daitz (à g.), spécialiste de la prononciation restituée : « un grand cow boy traçant sa destinée ». Philippe Brunet part pour Londres, étudier, à la British Library, les papyrus de Pindare, hésite à s’engager dans un travail de plusieurs années et … revient avec une traduction de Sappho (L’Âge d’Homme, 1991). Quelques mois plus tard, meurt le grand théoricien de la traduction, Antoine Berman : Philippe Brunet apprendra un peu tard que Berman appréciait beaucoup sa traduction de Sappho.

Avec Daitz, il monte des récitals, et crée la 14ème Olympique de Pindare – dédiée à un dénommé Asôpichos qui donne son nom à une première éphémère compagnie : « Démodocos » est en germe. Des Normaliens font partie des chœurs qu’il monte, Antigone, Les Grenouilles. Et en 1995, c’est Le Retour d’Ulysse, d’après Homère, monté avec un autre Américain, Robert Ayres.

Telles furent les rencontres fondatrices : Goethe, Hölderlin, Fortassier, Horace, Homère, Markowicz, Pindare, Irigoin, Daitz, Ayres. Quelques-uns des fils invisibles par lesquels la trame commença à se tisser.

A quand Philippe Brunet

Traducteur, jeune professeur – en 1992 il a pu passer le doctorat, suivi bientôt de l'HDR, permettant de devenir professeur d’Université – fondateur d’ateliers de scansion, attiré par la restitution de partitions musicales, là où la musique est perdue, Philippe Brunet (à dr. avec Jacqueline de Romilly) trouve désormais son expression dans le théâtre, monte à Paris et à Tours, où il enseigne, Les Amours d’Arès et d’Aphrodite à partir du Chant VIII de L’Odyssée (1996). Mais la mise en scène de Robert Ayres le déçoit, « vague, inspirée par les pré-raphaélites, bien loin des profondeurs de Véronèse ou du Titien », et c’est la rupture : « Ulysse ne pouvait devenir un Mystère médiéval, nous avons eu une rupture métaphysique ».

Philippe Brunet n’a pas peur des grands mots. Grands ou petits, il restitue aux mots leur sens, car ce sont eux qui font surgir l’humain en nous. Sur scène en tout cas, et – faut-il le rappeler ? – notre théâtre d’Occident est une invention grecque. Philippe Brunet reconstitue les premiers spectacles, la tétralogie grecque dont on a oublié qu’elle était constituée de trois tragédies, certes, mais, à la fin, d’un drame satyrique, ce qui change la perspective qui échappe au système figé pour ouvrir sur «une transformation perpétuelle ».

Ses acteurs ne sont pas que des hommes – et les femmes se taillent souvent la part du lion – mais il peut arriver qu’un homme joue Antigone aussi bien que Créon : Brunet lui-même a interprété les deux rôles. Inspiré aussi par le Nô, Philippe Brunet travaille avec des artistes et des interprètes sur le masque : «Dans le Nô, le Waki est le Témoin, il parle sans masque ; celui qui porte le masque, c’est l’Acteur, le Shité.»

En mai 1997, dans A quand Agamemnon ? d’après Eschyle, il bascule instinctivement du français vers le grec « et en éprouve une libération ». Il célèbre, si l’on peut dire « une jeunesse aphasique qui attend le retour du Roi ». Il donne libre cours au rythme de trochées dans la scansion, pour un passage récitatif poignant dans le mètre d’Archiloque, le poète lyrique fondateur, placé par les Grecs à côté d'Homère. A Tours, puis au grand Amphithéâtre de la Sorbonne, pendant trente-cinq minutes, silence total, pari gagné. Il fait mentir Longin cité par Boileau : « Il n’y a rien qui rabaissse davantage le sublime que ces nombres rompus et qui se prononcent vite, tels que sont les pyrrhiques, les trochées et les dichorées qui ne sont bons que pour la danse. »

Au coeur du spectacle, l’Ode l’Empereur d’Eric Pide, personnage secret, disparu en 1998. Et, par un de ces jeux de miroirs qui gardent leurs secrets, Eric Pide entreprend les « Variations dionysiaques » - tableaux utilisant la photographie - à partir de la représentation de Philippe Brunet. « Les photographies préparatoires aux Retables de Dionysos furent l'occasion de joies profondes pour les comédiens qui y participèrent, et de débauches d'énergie intenses, assorties d'impatience, de désespoir et du jeûne le plus rigoureux, pour Eric Pide », écrivit P. Brunet, célébrant ainsi l’intense pouvoir de création, de poèsis au premier du sens du mot qu’il enclenche presque sans le savoir, dans une espèce de communion originelle avec les sources de l’énergie du monde.

De l’héritage à la transmission et à la re-création permanente

Désormais, Philippe Brunet se consacre à « l’accouchement de la parole grecque sur la scène ». Il faut avoir vu des salles entières scander sous sa houlette et celle de François Cam, Homère, Eschyle, Sappho, Horace, les yeux émerveillés, le visage transformé, à l’unisson des souffles et parfois des rires lorsque les mots dérapent, pour comprendre que quelque chose se passe là qui dépasse toute explication, toute exploration savante, et surtout ce dont notre époque est friande, tout sarcasme. A chacun, à travers le rythme juste, le diapason donné, cette « psalmodie métrique », restitue son humanité. Son avenir - destin et liberté.

« Avec le masque, je fais arriver la parole, quand dans le Nô, avec le masque, on fait arriver le personnage. Par la force rythmique, par la parole qui déferle, on fait surgir des profondeurs de la mémoire, le personnage ressuscité, plus fort, plus beau par la magie universelle, intemporelle de la langue grecque. »

A Tours, Philippe Brunet a aussi commencé à travaillé sur le corps du satyre, à travers les vases grecs. C’est à cette époque que François Cam, étudiant en musicologie qui avait déjà composé une mélodie inspirée de Debussy pour Les Amours d’Arès et d’Aphrodite, écrit les mélodies des choeurs de l'Orestie et du Protée, chantés en grec ancien en 1998.

A partir de là, Philippe Brunet développe le cycle satyrique des Métamorphoses de Dionysos, d'après Homère, Les Amours de Catulle, d'après Catulle et Sappho, Ariane, et Circé, qu’il inaugure sur un bateau dans une croisière organisée par Annie Bastide, sa future complice de Vaison-la-Romaine. Démodocos monte aussi Les Perses, Les Grenouilles, Le Retour de l’Âge d’or, donné au Festival Européen Latin Grec, qu’il inaugure en 2005 avec une première version de son Antigone.

Autres musiciens de la constellation Brunet : Jean-Baptiste Apéré, qui a, entre autres choses, mis en musique les poèmes de Sappho et créé la musique d’Orphée au printemps 2000, conçu à partir de textes de Virgile, Euripide et Homère, et surtout les Perses, qui vont être joués pendant quatre ans par la troupe, et filmés par Jean Rouch. Et Stéphane Vilar, fils de Jean, qui a composé la musique des Grenouilles, la comédie montée par Démodocos en 2003-2004, qui permettait de mettre en perspective l'histoire du théâtre antique et moderne, et les talents des différents compositeurs de Démodocos.

Citons aussi – parmi d’autres - les jeunes traducteurs qui ont fait leurs premières armes avec Les Perses : Guillaume Boussard, Yann Miboubert, Aymeric Münch, et qui sont en train d'achever pour Démodocos une traduction monumentale de L'Orestie : Agamemnon, Choéphores, Euménides.

Parallèlement à la musique et à la traduction, les arts plastiques : l’influence d’artistes comme le peintre taïwanais Li Wen Ts'ien qui crée des panneaux peints renouant avec la tradition du théâtre antique, le sculpteur russe Igor Chelkovski qui conçoit des masques et des objets de bois, Emmanuel Collin, peintre et sculpteur, le fin ciseleur de décors (Grenouilles, Antigone, Odyssée...), artistes réfugiés, qui, comme Eric Pide, ont refusé la censure dans leurs pays, et en ont parfois découvert une autre en France, plus insidieuse – celle qui fait croire que les arts du passé sont périmés, et devraient être ensevelis sous la dictature informelle du « contemporain ».

Censure que connaissent aussi Yves Leblanc, professeur à l'Ecole Duperré, et Christina Buley-Uribe, spécialiste de Rodin, chargés de fasciner par les masques.

Pour ne parler que de ceux-là, car, comme jadis Jean Vilar ou Jean-Louis Barrault, Philippe Brunet recrée un univers étonnamment moderne, avec tous ceux qui gravitent autour de lui – musiciens, peintres, sculpteurs, créateurs de masques, scénographes, acteurs, chanteurs, directeurs de festivals.

Avec ses cheveux corbeaux, son apparence de jeune homme, ses yeux éclairés de l’intérieur comme le regard de l’aurige de Delphes ou des statues de Phidias, sa parole douce et son geste rare, il pourrait devenir un personnage de roman, un héros de cinéma. Mais il est avant tout passeur, animateur, transmetteur, traducteur, énigme, ainsi qu’il l’écrivait dans sa traduction-trahison d’un fragment d’Héraclite :

L'être joue à cache-cache,
et n'exhibe qu'à proportion de ce qu'il dissimule
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