Nous commençons cette série sur « le rire baromètre des libertés », par l’interview d’Ilios Yannakakis, un professeur d’histoire contemporaine, né en Egypte de père grec et de mère russe. Il a vécu en Tchécoslovaquie jusqu’en août 1968. Il a quitté le pays après l’invasion soviétique pour se réfugier en France, puis a enseigné l’histoire à l’Université de Lille et, à Marne-la-Vallée.
- L’humour est-il l’expression de la liberté ?
- L’humour ne me semble pas l’expression de la liberté, mais la quête de la liberté. Dans La Plaisanterie de Milan Kundera, le livre est marqué par l’humour absurde, le héros envoyant à un ami sur une carte quelques mots parodiant la phrase célèbre de Marx sur la religion, « opium du peuple » : «L’optimisme est l’opium du genre humain. L’esprit saint pue la connerie. Vive Trotski !». Et pour ces quelques mots, commence sa « chute ». Car l’humour dans les pays communistes est lié à une situation de non-liberté. L’humour tente d’échapper à l’aliénation par l’absurde et de redonner à l’homme le sens de sa propre liberté. Ionesco, maître du théâtre de l’absurde, est l’expression même de cet humour. L’humour juif est aussi un humour de l’absurde, avec sa dimension tragique. Quant à l’humour anglais, il exprime une prise de distance avec l’absurdité de la réalité vécue.
- L’humour dynamite-t-il de l’intérieur une situation angoissante ?
- Oui.
- L’humour implique-t-il une culture commune ?
- Plutôt des expériences partagées. L’esprit serait plutôt du domaine de la culture, de la démocratie à son apogée, du raffinement, du bien-être, domaines par excellence d’Aspasie. Sacha Guitry, Alphonse Allais n’ont pas vraiment de l’humour dans le sens où je le définis, ils ont de l’esprit. Sacha Guitry dénude les personnages. Tandis que l’humour tragique les habille, les masque. L’esprit est le produit d’une culture profonde, la quintessence d’un jeu constant qui va en droite ligne des Liaisons Dangereuses de Laclos au Chant de Maldoror de Lautréamont, point culminant de l’absurde et du tragique. Ainsi dans l’une des blagues juives qui me paraît l’une des plus philosophiques qui soit : un homme mûr voyage et, en face de lui, est assis un jeune homme. Et le jeune homme lui demande l’heure. L’autre ne lui répond pas. De nouveau, le jeune homme demande l’heure. L’autre ne répond pas. A la fin, le jeune homme demande : « - Pourquoi vous ne me répondez pas ? Pourquoi vous ne me donnez pas l’heure ? Parce que dans quelques minutes nous arrivons à destination dans mon village. Vous allez descendre, vous ne saurez pas où coucher. Il fait nuit. Si nous avions engagé la conversation, je me verrais contraint de vous emmener chez moi. A la maison, j’ai Sarah, ma fille, et je ne donne pas Sarah à un juif qui n’a même pas de montre ! » C’est génial, un croquis : on voit la nuit, le train, le shtetl, celui qui a la montre et, en face de lui, le pauvre jeune homme sans montre, timide, deux mondes qui se côtoient … L’univers de l’absurde rejoint celui du social.
- Mais quand Sacha Guitry épouse Lana Marconi et dit « La voilà donc la petite main qui me fermera les yeux et ouvrira mes tiroirs », c’est aussi une scène de genre, la maison bourgeoise, la chambre du mort…
- Oui, Guitry installe ses personnages. Ils ne sont pas menacés par l’absurde ; ses traits d’esprit sont comme des bulles de champagne, un jeu de l’esprit. Dans l’humour, le héros de l’histoire est toujours menacé par quelque chose qui le dépasse et qu’il ne peut définir. Même au creux de l’humour anglais se tapit la menace.
- Ce serait donc l’esprit qui serait le baromètre des libertés ?
- Oui, car l’esprit est le baromètre d’une société de l’élégance, c’est-à-dire de l’expression de la liberté, de la culture.
- Où mettre alors ce mot, d’une suprême élégance du désespoir, de Danton, quand il est sur la charrette menant à la guillotine, avec le poète Hérault de Séchelles qui se lamente : « - Je n’ai pas pu finir ma tragédie, c’est un désastre ! Mes vers ! mes vers ! Tais-toi donc, dans quelques minutes, tes vers, ils te mangeront. » ?
- C’est de l’humour, indiscutablement. Car c’est du registre du tragique, de l’absurde. Le mot d’esprit ne jaillit pas devant un peloton d’exécution.
- Aujourd’hui, l’humour fait peur et l’esprit n’est plus compris. Il arrive même que les gens, devant le rire, se fâchent et pensent qu’on se moque d’eux !
- C’est l’aboutissement d’un processus de rapide infantilisation de notre société, qui a commencé dès l’école et qui est amplifié par les médias depuis un quart de siècle. L’infantilisation est l’antithèse absolue de l’humour et de l’esprit. L’humour et le rire sont l’expression d’une personne adulte et non infantilisée. Ainsi, là où l’humour disparaît, les grimaces le remplacent. Un exemple, la canicule : des personnes âgées de 90 ans et plus meurent de chaleur ! Or qu’est-ce qu’on lit dans la presse ? un reproche : le Président de la République et le Premier Ministre devaient rentrer de vacances pour être auprès des Français qui se meurent en les protégeant de rendre l’âme. On accuse le gouvernement et les autorités d’avoir laissé mourir des vieux tout seuls. Or ces gens ont choisi de vivre seuls, en rupture avec leur famille ou vice-versa. Et d’ailleurs, combien sont morts tout seuls ? Ensuite, il fallait installer partout immédiatement des ventilateurs. Or, la plupart des immeubles des villes du Nord n’ont pas de persiennes pour se protéger du soleil contrairement au Sud, on veut que la lumière entre dans les pièces ! Comment donc exercer de l’humour dans cette folie ambiante, cette hystérie, cette dénégation des réalités ? Le Canard Enchainé s'y est essayé bien sûr avec le mot : "Le gouvernement prend des mesures, les croquemorts aussi" . Ou ce dessin de Raffarin face à un statisticien : Raffarin dit "Il ya eu 5000 morts", et l'autre répond : "En euros, ça n'fait plus que 800". Ou encore J. Chirac devant des cercueils, levant les bras vers le ciel et disant : "Je salue la France d'en-dessous". Mais très peu de gens ont osé s'y essayer et remettre en question la fureur contre la canicule elle-même ; en un sens, la première victime de la canicule a été l'humour.
- La seule qui ait été adulte - mais personne n’a relevé -, c’est une vieille dame interviewée dans une maison de retraite, à la « Une » d’un grand quotidien, qui, à la question « Mais pourquoi vous avez refusé de boire et de vous hydrater ? » a répondu superbement « Parce qu’on ne me proposait pas de champagne ! » … Plus sérieusement, ne peut-on dire que les partisans de la « révolution permanente » « gauchissent » désormais tout ce qui autrefois nous faisait rire, pour dynamiter la société de l’intérieur et nous terrifier ?
- Avez-vous lu ou vu quelque part un révolutionnaire qui ait de l’humour ? Il doit être toujours sérieux, car « l’humour est l’opium du peuple ». Ils agitent la « Baboula » de mon enfance, le croquemitaine ! Un révolutionnaire n’ose pas faire de l’humour, car c’est tomber au niveau de « l’imbécilisation générale des peuples », il se prétend au-dessus du lot.
- Or « imbécile », dirait Aspasie, vient d’un mot latin qui signifie « faible », « frappé de stupeur ».
- C’est le rêve des révolutionnaires de considérer le peuple comme faible …. Dans les manifestations d’enseignants, par exemple, on les a vus sautiller comme des gosses de l’école primaire, infantiles, avec des slogans aussi plats que leur gesticulation. Les défilés CGT ou FO, pour des revendications dites sérieuses, ne se conçoivent plus sans déguisements, sans tambours, avec des masques indignes d’un carnaval. On manifeste contre le Sida, contre la grippe, contre le mauvais temps, contre la pluie, contre la mort.
- Quand est-ce que tout ça a commencé ?
- Je pense que c’est la conséquence de l’après Mai 68. Je pense que c’est aussi le moment où les Verts apparaissent sur la scène politique, Verts qui, à mon sens, sont à l’origine du principe de précaution, qui a déclenché le processus d’infantilisation. Les discours de José Bové aujourd’hui sont l’expression de cette infantilisation. Il privilégie le « petit », le fromage du pré carré, l’anti-mondialisation - dont on ne sait pas très bien ce qu’elle recouvre dans sa bouche. C’est un salmigondis idéologique. Paradoxalement, ceux qui lèvent le poing, chantent l’Internationale, se veulent « citoyens du monde » s’opposent à la mondialisation. Ceux qui proclament « ni Dieu ni Maître » veulent Tout Etat. Ils prônent que la société doit être encadrée, sous contrôle, chacun dans une case, où règne le principe de précaution. Ce qui entraîne que la société se constipe. Nous vivons un régime qui n’est ni joyeux ni libre, car l’humour, on l’a dit et on le répète, est la gageure de la liberté.
- Pour résumer, nous sommes en période de régression/constipation, ce que j’appelle souvent le « totalitarisme mou » ?
- Oui, le système de précaution bannit la mort et l’angoisse, donc l’humain.
- Et si l’on relisait dans ce sens tout ce qu’on dit du pape et du préservatif qu’un ministre éclairé a fait placer en distributeur dans les cours d’école ?
- Le pape n’a jamais parlé du préservatif, dans aucun discours. Il s’occupe des catholiques, et prône la fidélité du couple. Ceux qui ne sont pas catholiques n'ont pas à se sentir concernés par le message du pape. Or, il est de bon ton de rire et de se gausser du pape, des préservatifs et des Belges.
- Mais d’où vient donc que l’on s’ennuie-t-on tant ?
- Ce qui est très angoissant, c’est qu’on veut vivre en délimitant tout danger, toute menace. Rappelons que nous avons vécu pendant un demi-siècle sous la menace de l’Union Soviétique. Nous étions sous un parapluie (l'OTAN) qui était confortable. Ce qui nous a permis de voyager, d’accéder aux « nouvelles frontières », d’aller à Katmandou, de découvrir la vitesse et la licence sexuelle. On baisait, on baisait, signe que personne n’avait la main mise sur nos corps. Les interdits tombaient les uns après les autres. La drogue est devenue un moyen de créer des zones de fantasmes, puis c’était le percing, les parades de gaieté forcée, les coming out héroïques…
- … avec une connotation agressive ; pour l’expression de gay, on ne sait pas qu’elle est le sigle de good as you, « aussi bien que toi » …
- Le sida pointe son nez et trouble la fête, et on est furieux. Entre-temps l’Etat est devenu le grand protecteur, la maman et le papa, l’idéal est de devenir fonctionnaire, d’être protégé jusqu’à sa mort, de rester immobile toute sa vie …
- … une amie de ma fille de quinze ans rêve de faire comme métier « chômeuse » …
- Or, l’humour ne se conçoit que dans une situation d’insécurité, où il faut lutter contre l’aliénation, les interdits, avoir de l’audace, d’aller au-delà même du tragique. La sécurité fait grossir, on bâfre, on prend du ventre. Nos sociétés sont devenues boulimiques, l’obésité est le signe de notre infantilisation, je bouffe donc je suis … Tout verse dans l’excès : la mode, par exemple, est devenue si farfelue qu’elle est importable, à cause de ses outrances ; du coup, elle est devenue sinistre et tout le monde s’habille en noir. La fantaisie spontanée et individuelle est morte, on ne prend plus la peine de déshabiller l’autre pour le rhabiller. Et jamais on n’a disposé de plus de temps pour lire, réfléchir, rire ! On a les 35 heures, deux à trois mois de vacances par an, les étudiants en ont six mois !
- Alors, que conseiller aux gens pour qu’ils retrouvent le goût du rire ?
- Echapper à l’infantilisation, n’avoir pas peur de se mettre en danger, s’assumer soi-même, s’ouvrir à l’autre, vivre en adulte, avec des choix et la prise de risque qui va avec, restituer à l’individu sa force d’initiative. Les enfants sont élevés aujourd’hui non dans le désir, mais dans le signe du désir. L’aptitude à rire se situe dans la zone du désir et du rêve. Dans Amélie Poulain, l’humour résidait dans le confinement. Pas d’ouverture : une rue, un magasin, un appartement. L’autre dimension était l’ingénue cherchait à sortir de son ingénuité d’une façon humoristique et tendre, non violente. Tous les personnages étaient comme ça. C’est le contraire de l’humour grossier de Canal +.
- Canal +, c’est le triomphe de la dérision sans intelligence, monstrueuse, de la destruction du coeur.
- Les personnages du Bébête Show étaient des symboles le corbeau, le crapaud, etc. Avec Les Guignols, ils ont viré à autre chose, à la dérision-destruction, au jeu de massacre. Les Guignols, ce n’est plus l’humour, c’est de la grimace. On remarque cette salle remplie de « jeunes » qui applaudissent sur ordre,au lever d’une pancarte toutes les stupidités qu’on peut sortir.
- Sous Staline ou Mao, les salles entières applaudissaient sur commande et personne n’osait s’arrêter le premier. Rire sur ordre, c’est vrai que c’est nouveau, un avatar de la société du plaisir imposé. Le rire en boîte façon sitcom nous vient d’Amérique. Notre rire n’explose plus, mais nous mourons de rire. Les enfants utilisent d’ailleurs la même expression stéréotypée : « Je suis mort de rire … ».
- Oui, mais c’est un rire mécanique, infantile, de gosses qui en restent à Guignol, à son gendarme, au bâton et qui crient tous ensemble, sur commande, la même chose. On a, en quelque sorte, perdu l’esprit.
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