- Depuis vos premiers livres, voilà une trentaine d’années, diriez-vous que la manipulation, au sens large du mot, a changé de nature ?

- A l’époque où j’ai commencé à m’occuper de désinformation, en 1980, il était évident pour nous que les grands maîtres étaient les Soviétiques : les « informations » venaient d’Union Soviétique. Dix ans plus tard, j’ai commencé à constater (j’étais naïf, cela durait depuis longtemps) que les Américains désinformaient aussi, selon des techniques légèrement différentes. Or je suis en train de lire le livre d’un Russe qui, lui, n’a jamais vu que les communistes désinformaient les gens de l’Ouest, alors qu’il démonte fort bien la désinformation américaine fondée, à l’origine, sur la mise au point de techniques publicitaires.

- Oui , à la fin des années 1960, Vance Packard avait publié un livre sur la question, La Persuasion clandestine, dont je parlais dans Ave Lucifer, où il établissait déjà que les gens fument non pas une cigarette, mais l’image qu’ils s’en font.

- La publicité a inventé la manière de prédisposer l’opinion à acheter tel ou tel produit, puis les politiques se sont emparés de ces techniques, qu’ils ont poussées à un très haut degré de perfectionnement, bien supérieur à ce que pouvaient faire les Soviétiques, qui n’était pas habitués à un monde libéral, concurrentiel et comparatif. En Union Soviétique, la désinformation était du domaine exclusif des services spéciaux ; les Américains, eux, ont compris très vite qu’il devenait intéressant de sous-traiter au cas par cas. Il faut lire à ce sujet le petit livre remarquable de Jacques Merlino, Toutes les vérités yougoslaves ne sont pas bonnes à dire : il est allé interviewer des officines de désinformation à l’américaine qui ont pignon sur rue et vous explique ce qu’elles peuvent faire en fonction du prix que vous voulez y mettre. Parallèlement, la télévision s’est généralisée, elle est entrée dans tous les foyers – sauf chez moi. L’image n’existait guère en 1980, elle s’est développée par la suite, d’où la vogue de magazine comme Paris-Match, Stern, Life et même Elle. Or l’image touche directement au bas-ventre, elle est beaucoup plus efficace et surtout plus immédiate que les mots au point de vue désinformation.

- Le fait que ce soit l’armée américaine qui nous ait donné Internet vous paraît-il tout à fait innocent ou faut-il craindre les Grecs et leurs cadeaux (Timeo Danaos, et dona ferentes)? Sous l’angle de la manipulation et de la désinformation, Internet serait-il un cadeau empoisonné ?

- C’est une supposition amusante. Oui, Internet pourrait bien ajouter à la confusion. Il y a, bien sûr, une désinformation de base sur Internet, dans la mesure où les gens s’imaginent que c’est la vérité, comme nos grands-parents disaient « C’est dans le journal, donc c’est vrai », puis « Vu à la télé, c’est vrai ». Mais il existe aussi, dans Internet - et vous en êtes un brillant exemple -, un espace de liberté. Ainsi, lorsque la désinformation anti-serbe sévissait à tout crin, les Serbes ont pu créer des sites et propager leurs informations. Mais on affronte le risque de se démobiliser après s’être exprimé sur Internet et alors que … personne ne vous a lu ! On croit avoir tout dit, lancé une bouteille à la mer, et l’action se dilue.

- Rappelons-nous aussi l’écrivain de l’Archipel du Goulag, Soljenitsyne, exilé de force aux Etats-Unis, disant que la musique qui braillait dans le motel le plus reculé du désert anéantissait le pouvoir des mots : tout devenait désormais brouhaha, alors qu’en Russie l’oreille se tendait au moindre chuchotement. Aspasie, libre sur Internet, n’est-elle pas ensevelie par le nombre des sites qui déferlent ?

- Oui, c’est un aspect. Mais son message existe et peut être relayé. C’est une arme à double tranchant.

- Pour vous, la nature de la lutte contre la désinformation a-t-elle changé et comment lutter ?

- En lisant ou en écrivant les livres que j’aide à publier. Il faut développer un réflexe d’autodéfense, avoir la puce à l’oreille, mettre déjà le doigt sur la désinformation à l’œuvre pour la déjouer. Ainsi des mots que nous entendons à satiété, comme « frappe chirurgicale » et autres : un professeur de linguistique, Maurice Pernier, consacre le deuxième livre de la collection à cette guerre des mots ou logomachie. Quant au troisième il consiste en un extrait des centaines de lettres écrites au fil du temps par l’amiral François Jourdier, spécialiste de l’énergie atomique, au journal Le Monde qui n’en a bien entendu jamais publié une seule : chacune de ces lettres est en vis-à-vis d’un extrait ou résumé de l’article auquel il se réfère.

- Auriez-vous le même coup de gueule que John Le Carré contre l’espionnage qui n’est plus ce qu’il était, dans la mesure où un certain langage commun, un sens de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas, une loyauté se perdent ?

- Bien entendu, honneur et loyauté sont des sentiments fondamentalement anti-démocratiques. Dans mon livre Pourquoi je serais plutôt aristocrate, qui succède au précédent Pourquoi je suis moyennement démocrate, je montre que la loyauté, la fidélité, l’allégeance supposent la hiérarchie. Et notre monde actuel fait tout pour nous imposer l’idée qu’il n’y a pas de hiérarchie, que l’égalité règne ; dès que vous croyez en l’égalité vous supprimez toute notion d’allégeance de l’inférieur au supérieur et du supérieur à l’inférieur. Vous rompez tous les liens. Il n’est alors plus de service possible, l’un des mots les plus nobles étant « servir »… Par exemple, la disparition du pourboire est monstrueuse, nous n’avons plus de moyen de sanctionner un bon ou un mauvais service !

- Que pensez-vous du mot de Churchill disant que la démocratie était le pire des systèmes … à l’exclusion de tous les autres ?

- Churchill a dit peu de bêtises, mais c’en est une. Fils de Lord, il était Premier Ministre : c’est une démocratie dont il pouvait fort bien s’accommoder.

- Il pensait, par exemple, à l’égalité des chances.

- Ah oui, l’égalité des chances, a priori ça paraît extrêmement séduisant. Dans mon petit livre, je parle de l’un des premiers « aristocrates » (au sens étymologique grec, le « pouvoir des meilleurs ») que j’aie en tête, le mari de ma femme de ménage, qui sait tout faire, comprend tout, calcule des devis, construit des pièces entières, ne dépasse jamais d’un sou ses prévisions financières, et, s’il eût fait des études, serait devenu un pluri-diplômé. Car l’aristocratie véritable, c’est la conscience professionnelle - rien à voir avec la noblesse ou le sang bleu. Cet homme était extrêmement pauvre quand il était petit, il n’était pas entré dans une boucherie jusqu’à l’âge de vingt ans, car il n’en avait pas les moyens. Alors, est-ce que l’inégalité des chances n’a pas été pour lui une chance de plus ? J’étais très pauvre, moi aussi, dans mon enfance, quand mon père qui était légionnaire a été fait prisonnier, et j’ai toujours pensé que c’était une chance qui m’a été donnée, pour apprendre ce que je devais apprendre et me mettre à l’épreuve. J’étais le seul Russe au milieu des Français, seul orthodoxe, au milieu des catholiques, ce n’était pas confortable, mais l’inconfort aussi est une chance. Je pense que, paradoxalement, en imposant l’égalité des chances, on prive les gens de la chance à laquelle ils ont droit.

- Dans quelle mesure ?

- Au hasard, fortuitement … cela dit je reconnais que l’égalité des chances est une idée séduisante. Mais j’ai toujours rêvé, outre mon sang tartare, d’avoir une petite goutte de sang juif et/ou de sang viking … Car ce sont des peuples conquérants qui ont réalisé de grandes choses !

- Dans une démocratie, les gens, criblés d’informations plus ou moins fiables, se croient informés. Le sont-ils ? Umberto Eco se plaisait à dire que, de tout ce qu’on lui avait montré à la télévision, il ne croyait qu’en une chose : que les Américains avaient été les premiers à marcher sur la lune. Car, disait-il, si c’était faux, les Russes auraient protesté. Ne peut-on même imaginer que toute démocratie paisible présuppose une solide dose de désinformation et de manipulation ?

- Je pense en effet que la démocratie secrète la manipulation, dans la mesure où pour être élus les hommes politiques dépendent de l’opinion publique. Or l’opinion publique est une fiction, elle n’existe pas en soi : les gens se fichent complètement des problèmes. Ils n’ont pas d’opinion ; mais ils sont influençables, certains mots, certaines images leur plaisent plus que d’autres. La démocratie entraîne donc nécessairement, physiquement, mécaniquement, la nécessité de la manipulation. A l’époque des rois, les gens obéissaient aux ordres, on n’avait pas besoin de les manipuler.

- Ne pourrait-on conseiller à la droite de se mettre un peu plus sérieusement aux techniques de manipulation des foules, domaine où leurs adversaires sont passés maîtres ?

- On le pourrait, si la droite existait en France. Mais nous sommes en régime « ambisenestre », nous avons deux gauches qui font leur numéro « à tour de drôles » ; ce qu’on appelle l’extrême-droite, elle-même, n’est qu’une gauche jacobine et autoritaire. De nos jours, seul peut-être Poutine serait de droite. Moi, je ne me sens pas plus de droite que de gauche, je suis monarchiste.

- Mon-an-archiste ?

- Anarchiste, par tempérament, un peu. Mais de conviction, monarchiste. Rappelez-vous Philippe le Hardy disant à son père Jean Le Bon « Mon père gardez-vous à droite, mon père, gardez-vous à gauche ». Eh bien pour moi, le roi, c’est ça, quelqu’un qui se garde à droite et qui se garde à gauche, qui n’est pas tenté ni par la schizophrénie, ni par le mot d’ordre subliminal opérant dans le cerveau des gens.

Pour retrouver Vladimir Volkoff dans "Ma Vie est un Roman" : http://www.antebiel.com/roman/T1_V5.html#VVolkoff

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