En juillet 1985, nous sommes allés, David Shahar, Madeleine Neige et moi, à la suite d’une longue journée de travail, fêter mon anniversaire dans un club russe qui appartenait alors à Mme Paoli, l’Etoile de Moscou. En cadeau d’anniversaire, l’écrivain m’a offert ce texte dont je lui avais inspiré les premières pages (reproduites ici) et qu’il avait dédiées « A ma fille, à Dina, avec amour. ».
Pour son quarantième anniversaire, Elizabeth nous avait invités, Madeleine et moi, dans une boîte de nuit russe, non loin de l’Arc de Triomphe. Il y avait des lumières tamisées, des violonistes tsiganes en costumes sombres et nœuds papillon, et un joueur de balalaïka en blouse russe dont les doigts jouant merveilleusement sur les cordes vous faisaient trembler le cœur ; et pourtant il ressemblait plus, avec ses lunettes et sa calvitie, à un professeur parti à la retraite après avoir fait trembler pendant des années, avec des problèmes philosophiques, le cerveau de ses élèves. Le chanteur, lui, répondait mieux à l’idée que l’on se fait d’un chanteur russe dans sa pleine force bien que ce qu’il nous apprit en bavardant avec nous par la suite il fût né et ait été élevé à Paris. Les chansons russes, il les avait apprises de son père, un Russe blanc réfugié à Paris après la révolution. Toutes ces mélodies, je les connaissais depuis l’époque où en Israël nous les chantions, avec des paroles en hébreu, ou les écoutions chantées en russe. Il en allait de même pour les chansons de la chanteuse russe qui semblait bien être russe et assez jeune. Avec elle, je n’eus pas l’occasion de parler et je ne sais depuis quand ni pour quelles raisons elle se trouvait en France. Plus tard, quand l’établissement commença à se vider, elle alla rejoindre quelques personnes, des émigrés russes, semblait-il ; elle s’assit à leur table et continua de chanter. Mais ce n’était plus simplement pour remplir son contrat elle chantait pour le plaisir intime de chanter. Les mots russes s’entrelaçaient à une mélodie yiddish, Meine steitalé Bels, puis je saisis quelques bribes de yiddish et la chanson se termina sur le mot « Israël ».
« Peut-être pourriez-vous nous parler un peu d’Israël », avait dit alors Elizabeth, « vous qui êtes né là-bas, à Jérusalem. Pour le quarantième anniversaire de l’Etat, j’aurais voulu publier un livre de photos avec le texte d’un Hiérosolomitain de souche, expliquant comment il voyait son pays. »
Elizabeth pour sa part est née à Paris, mais son grand-père avait été en son temps, quand les Turcs dominaient encore le pays d’Israël, un homme très célèbre à Jérusalem. Il était le directeur de l’école de l’Alliance et une rue du quartier de Nahlaot, derrière le gymnase de Rehavia, porte son nom. La musique touchait profondément Elizabeth, non seulement celle des danses et des chants, mais aussi les extraits classiques de la « Rhapsodie hongroise » qu’attaqua l’orchestre. Elle se laissait entraîner, les yeux fermés et le corps frémissant, sur les rythmes, très différente en cela de l’entourage.
A la table voisine était assis un groupe de cinq personnes, des hommes d’affaires ayant réussi et qui mangeaient, buvaient et parlaient à haute voix, ignorant totalement la musique, les exécutants, les chants et jusqu’au violoniste tsigane aux beaux yeux, allant de table en table et qui s’approcha de la leur pour leur faire l’hommage d’un morceau. Ils semblaient au contraire vouloir affirmer leur distinction et leur importance, justement par cette indifférence au service musical qui leur était accordé, entre autres services cher payés, car après tout l’essentiel était l’argent dans leur poche. Face à nous, était une tablée de messieurs en complets et cravates, parlant l’arabe, et quelques femmes blondes qui les accompagnaient et qui avaient l’air françaises. Ceux-là non plus ne prêtaient guère l’oreille à la musique.
A notre table, les violonistes vinrent jouer pour Elizabeth le traditionnel Happy Birthday. Elle semblait très à l’aise, nous levâmes nos coupes de champagne en l’honneur d’Elizabeth qui, après avoir bu, brisa la sienne au sol. Et une fois que les débris de cristal eurent été balayés, elle gagna la piste de danse et se mit à danser au son des mélodies.
Elle dansait non seulement de tout son corps svelte et souple, mais de toute son âme. Les rythmes passaient dans chaque jeu de prunelle, dans chaque battement de paupière, dans chaque inclinaison du cou, dans chaque claquement de doigts. La danse d’Elizabeth me rappela le poème d’un grand poète français trop peu connu, Delavouët :
Mais si la tentation d’un pays me retient,
Je suis prise entre deux forces et mon corps se balance
Toujours battant un même sol de mes pieds vifs,
Et je sais alors soleil, comment la danse naît,
Entre désir et souvenir,
Elle qui monte en flammes aux lianes de mon corps.[…]
Et lentement j’apprends la douleur
Que donnent leurs racines aux fleurs danseuses.
Les racines d’Elizabeth, plantées profondément dans Paris, ne semblaient lui causer nulle douleur, mais d’autres racines, plantées profondément dans son âme, s’étaient transformées en nostalgies d’au-delà du lieu et du temps