"Génie ou fumiste : Stéphane Lupasco" - article paru dans Magazine Littéraire
Il s’attaque à Sartre et Heidegger, renvoie dos à dos Freud et Jung. Mathieu le surnomme le Leibniz du XXe siècle. Beaucoup le prennent pour un fumiste. Qui est Stéphane Lupasco ?
« Sartre et Heidegger ignore pour ainsi dire la science. Edifier une philosophie dans ces conditions ? Pure folie … Ce sont des romanciers abstraits : ils manipulent des notions comme d’autres des personnages. » Cheveux blancs, œil battu, noeud papillon, Stéphane Lupasco règle leur compte avec autant de tranquillité à Freud, Jung, les structuralistes, les phénoménologues Hegel et Marx, ou aux « vedettes », Jacques Monod et François Jacob. Avec des nuances bien entendu.
Génie ? Fumiste ? L’avenir le dira. Pour l’instant, il est connu de bouche à oreille. Grandes bouches et grandes oreilles, si l’on peut dire : d’André Breton à Henri Michaux, d’Ionesco (qui le cite dans Les victimes du devoir) à Georges Mathieu qui le surnomme le Leibniz du XXe siècle.
Sa philosophie, il l’a élaborée à partir des découvertes les plus récentes de la science moderne, quantum de Planck (toute énergie est discontinue, faite de petites quantités, les quantas), découverte par Einstein en 1905 du photon, quantification de l’atome en 1908 par Niels Bohr, réduction de la masse à l’énergie en 1912 par Einstein encore, et relations d’indétermination de Heisenberg (« rien ne peut être rigoureusement précis et actuel parce que perturbé par la composante contradictoire qui coexiste, aussi virtuelle qu’elle soit »). Le titre d’un de ses premiers essais, publié en 1935, est significatif à cet égard : Essai d’une nouvelle théorie de la connaissance.
Pour Stéphane Lupasco, en effet, il est impensable de vivre cette révolution totale de la science, sans une révolution parallèle de la pensée, de notre Weltanschauung qui remonte essentiellement aux Grecs, et de la logique : son dernier livre, publié chez Christian Bourgois, Du rêve, de la mathématique et de la mort renouvelle, résume et prolonge son propos initial.
On y retrouve ses trois grands thèmes : révolte contre la logique traditionnelle, fondée sur le principe d’identité (A implique A et ne peut impliquer non-A), de non-contradiction (deux contradictions s’annulent et engendrent une impossibilité) et du tiers-exclu (pas d’intermédiaire entre A et non-A, oui et non). Les mathématiques, selon lui, ne sont qu’une conséquence de cette manière périmée, ou du moins incomplète nous verrons pourquoi de raisonner. Second point essentiel : l’inconscient n’est pas le siège du refoulé, c’est ce qui refoule dans la conscience, et « le rêve est une agression contre la mémoire, une insurrection mnémonique ».
Enfin, la mort n’est peut-être qu’un passage à l’homogène, aux photons, à la lumière, avant une nouvelle victoire de l’hétérogène, ce qui permettrait de croire pourquoi pas ? à la métempsychose. Tout, pour Stéphane Lupasco, part de sa découverte des trois matières.
Quelle est tout d’abord sa définition de la matière ? Ce n’est évidemment pas celle d’un Lucrèce. Il la formule dans la Tragédie de l’énergie : c’est « un ensemble et une suite de systèmes purement énergétiques, orientés et doués d’une certaine résistance. » Or cette matière est à la fois corpusculaire et ondulatoire. Ce qui implique une contradiction au sein d’un même système, et conduit Stéphane Lupasco à énoncer sa logique de l’antagonisme.
La notion de mort apparaît dans les sciences exactes vers le milieu du XIXe siècle, avec le principe de Clausius, ou deuxième principe de la thermodynamique, qui constate la dégradation de l’énergie au sein d’un système clos, le nivellement des états hétérogènes, l’homogénéisation progressive. A mort, c’est l’entropie, l’homogénéisation définitive. A laquelle s’oppose l’hétérogénéité.
Et le principe qui impose à l’énergie la diversité, c’est le principe de Pauli, suivant lequel la plupart des particules (sauf les photos) ont la propriété inexplicable (pour la logique classique) d’exclure de l’état quantique, qu’elles occupent dans un atome ou un gaz, toute autre particule.
C’est à partir de là que Stéphane Lupasco dégage sa notion des trois matières : la matière physique, dominée par l’homogénéité, la matière biologique, par l’hétérogénéité, et la matière psychique, équilibre antagoniste entre ces deux pôles : que l’homogénéité ou l’hétérogénéité domine, qu’un rouage se grippe et c’est la schizophrénie, la cyclothymie … bref, la maladie mentale.
Puisqu’il y a trois matières, il y a trois logiques : la logique d’homogénéité, la seule que nous connaissions. La logique d’hétérogénéité : « La trame du monde, s’il existe, et chose étonnante, afin qu’il existe, est faite de rêves » - ce qui correspond à l’intuition des surréalistes et à la boutade de Valéry : « La fin du monde : Dieu se retourne et dit : ‘J’ai fait un rêve’. ».
Enfin la logique de l’âme, logique du contradictoire, équilibre dans la conscience entre l’homogénéisation de l’état de veille, et l’hétérogénéisation, maîtresse du rêve. On dot pour rêver, pour prendre sa revanche, pour contredire la réalité du jour.[…] Evidemment, Lupasco touche là au domaine de Freud et de Jung, auquel d’ailleurs il rend hommage pour avoir le premier indiqué le rôle de l’inconscient et du mythe collectifs dans l’histoire de l’homme. Freud et Jung ont placé le refoulé, le « potentialisé » dans l’inconscient. C’est pour le philosophe roumain le contraire : l’inconscient, dans la psychologie pathologique, est le siège des actualisations et refoule dans la conscience les potentialisations antagonistes.
Deuxième « erreur » de Freud et de Jung ; ce n’est pas le conflit qui constitue le morbide, c’est l’absence de conflits. Quand le professeur Jean Delay déclare que si les hôpitaux psychiatriques sont à l’heure actuelle remplis d’aliénés, c’est que la vie agresse l’homme et lui impose de vivre dans la contradiction, Stéphane Lupasco répond qu’au contraire c’est parce que la psychologie moderne est de plus en plus homogénéisée par les phénomènes d’« habitation » (prendre le métro chaque jour, sa voiture tous les week-ends, ouvrir sa télévision, etc.) que l’homme est plus vulnérable : moins il a de conflits en lui-même, moins il résiste aux agressions de l’extérieur : « La contradiction, c’est les ressorts d’une voiture. Elle absorbe le choc. »
Il faut au contraire tente, comme l’artiste, d’« aiguiser les désirs et de tendre les dynamismes, non pour les tarir, mais pour les pousser dans leur antagonisme le plus complexe et le plus fort ». Car l’art reproduit en une lutte « inégale, éphémère et vaine » la vie même de la matière psychique, de l’âme. Contrairement au feu qui se laisse envahir par la non-contradiction désintégrante l’artiste, et surtout l’artiste abstrait, se livre au « don des contradictions créatrices de l’âme ». Mais que devient cette âme, ou la vie tout court, même si, selon le vœu de Lupasco, au lieu de mathématiser la physique, la biologie, et éventuellement la psychologie, on physicalise, biologise et psychalise les mathématiques ? Car la mort, l’angoisse primordiale de l’homme et de l’animal, se tapit au sein des trois matières. « Mourir, rêver peut-être… » ! Qu’est-ce que la mort ? La transformation de corpuscules en photons, en grains de lumière : « L’univers, écrit quelque part Lupasco, se meurt dans la lumière. » Et l’affectivité, « seule énigme de l’être », ne peut-elle visiter « les potentialités oniriques de la mort ? »
Mais si dans la mort l’homogénéité s’actualise, et l’hétérogénéité se potentialise, ne pourrait-on imaginer l’inverse. La sagesse des nations dit bien « C’était écrit », Nietzsche était séduit par la pensée de l’éternel retour… La métempsychose, pourquoi pas : « N’y a t-il pas, écrit Lupasco dans Du rêve, de la mathématique et de la mort, une sorte de métempsychose lorsque le bactériophage, introduisant sa queue dans une bactérie, y fait pénétrer son ADN, lequel, s’emparant de l’ADN de l’hôte, se développe à sa place et transforme toute la population en bactériophages ? »
On conçoit que ce curieux savant sent le soufre. Mais il rejoint souvent les intuitions des artistes et des poètes. Dès l’âge de douze ans, élève au lycée Buffon, il se mettait à lire Spinoza. Docteur en philosophie, licencié ès-science, naturalité français après la guerre, il est en 1951 présenté au Collège de France par Perrin, et deux autres savants, contre Merleau-Ponty qui l’emporte. Pendant des années il fait un stage de psychiatrie à Sainte-Anne, et travaille à la Recherche Scientifique. Aujourd’hui, il est traduit en allemand et en espagnol, on parle de lui en Angleterre et à Columbia. L’astrophysicien Hoyle juge que la logique symbolique de Lupasco a joué un rôle important dans l’élaboration de sa cosmologie. Le sociologue Gilbert Dunaud et un professeur de théologie à Turin, Marinette, appliquent sa logique…
Et pourtant : l’an dernier en Sorbonne, un jeune homme a soutenu une thèse de doctorat basée sur sa logique. Tous les membres du jury, sauf Leprince-Ringuet, l’ont attaqué. Titulaire de la mention honorable, il n’a pas été inscrit sur les listes d’aptitudes à l’enseignement supérieur. Car Stéphane Lupasco a des adversaires de taille, dont Jean Wahl, ou Michel Foucault. À propos des structuralistes, il s’écrie : « Comment peut-on parler de structure sans se demander quelles sont les possibilités expérimentales et logiques de l’existence d’une structure ? »
C’est-à-dire sans introduire dans cette étude la logique de l’antagonisme et du contradictoire.
« Les trois matières » sont-elles le Discours de la méthode de notre temps, comme le jugeait Claude Mauriac ? Les jugements catégoriques de Stéphane Lupasco sur des philosophies qui ont bouleversé les siècles (Descartes) et notre temps (Freud, Heidegger, Sartre) peuvent-elles s’accepter sans nuances ? Voilà en tous cas une démarche qui tente de concilier science et philosophie et de contraindre enfin la pensée moderne, sous peine de sclérose mort ou folie , à s’adapter à notre temps.