L'express va plus loin avec Ronald Laing
Qui est fou ? Où passe la frontière entre folie et santé mentale ? Pour Ronald D. Laing, quarante-six ans, Écossais, psychiatre et psychanalyste, la société considère comme fou celui qui choisit une autre voie que celle du groupe. L’aliénation est la condition de l’homme réellement « normal », celui qui refuse que sa vie « soit mise en boîte du berceau à la tombe ». Chef de file de l’antipsychiatrie, ennemi des asiles, des tranquillisants et des électrochocs, ses théories et sa thérapeutique débouchent sur une critique radicale de la société. L’Express lui a demandé d’aller plus loin.
L’Express : On vous a longtemps appelé, on vous appelle encore, le « pape de l’antipsychiatrie ». Que pensez-vous de ce titre ?
Ronald Laing : Je n’ai jamais employé moi-même cette formule. Jamais. C’est mon ami et collège le psychiatre David Cooper qui l’a inventée, avec le succès que l’on sait. Il pensait ainsi secouer la complaisance dans laquelle s’enferme la profession psychiatrique. De ce mot d’ordre d’« antipsychiatrie » devait, selon lui, surgir une situation nouvelle. Mais moi quoi qu’on ait pu me faire dire je ne me suis jamais identifié ni aux positions de la psychiatrie traditionnelle ni aux positions des antipsychiatres… Je me sens évidemment plus proche des derniers.
L’Express : Pouvez-vous nous définir ce qu’on entend par antipsychiatrie ?
R. L. : Un vaste programme : jeter bas les murs de l’asile, lutter contre l’isolement féroce du malade, entamer le dialogue réputé impossible avec le schizophrène, le laisser aller au bout de son délire, au risque de se perdre ou d’en revenir guéri, refuser les solutions oppressives et éphémères (calmants, électrochocs, etc.). Faire aussi comprendre que la société appelle « fou » celui qui choisit des voies qu’elle ne reconnaît ou n’admet pas.
On a commencé à parler, à ce propos, d’« antipsychiatrie » vers les années soixante, à la suite des travaux que nous avons entrepris avec Aaron Esterton, David Cooper et quelques autres psychiatres, dans cette direction.
L’Express : Il semble donc que ce programme résume assez bien le contenu de vos livres, du Moi divisé à Soi et les autres. Pourquoi refuser alors pour vous-même ce terme d’antipsychiatrie ?
R. L. : « Antipsychiatrie », « antithéâtre », « contre-culture », il y a dans tous ces termes une part de provocation. Or je ne tiens pas à valoriser la position psychiatrique traditionnelle en adoptant à son égard une « antiposition ». Ce titre coup de poing d’antipsychiatrie, s’il fait peut-être réagir les foules, limite le problème, et fait dépendre les positions qu’on adopte d’un passé défini : on établit, même par opposition, une filiation avec la psychiatrie traditionnelle.
L’Express : Vous êtes célèbre aussi pour avoir dénoncé, dans la famille, une des forces oppressives de la société moderne. On dit même que le réalisateur Kenneth Loach s’est inspiré de vos idées en tournant Family Life. Est-ce encore une simplification de votre position ?
R. L. : D’abord, ce n’est pas contre la famille que je me suis dressé. Je n’ai jamais vu en elle une terrible institution sociale. J’ai dénoncé certains types de processus sociaux qui se transmettent à travers le système familial. Vous en avez un exemple dans les onze cas que nous avons étudiés avec Aaron Esterton, dans un livre publié en 1963.
Il s’agit de jeunes schizophrènes et des conversations que nous avons eues non seulement avec elles, mais avec leur famille, père, mère, oncles, tantes, sœurs, frères, grands-parents, bref, tous les proches qui semblaient avoir pris, à un moment ou à un autre de leur vie, quelque importance, et cela sur trois générations.
Car, souvent, les mêmes scénarios se reproduisent, de génération en génération. On colle par exemple à un petit garçon l’image d’un grand-père mort à sa naissance, dont il « est tout le portrait » et porte le prénom. Le jour où l’enfant ne correspond plus à l’image que la famille se fait de lui, on le trouve bizarre, et l’enfant fuit le phantasme familial dans l’irréel et l’imaginaire, il devient « schizophrène ». Ou encore, pour se rassurer, la mère qui voit sa fille de quatorze ans, jusqu’alors docile, devenir effrontée, déclare que sa fille est folle. Mais l’attitude de cette mère peut être le reflet d’un scénario joué vingt ou trente ans plus tôt avec la grand-mère, où elle tenait alors le rôle de sa propre fille aujourd’hui.
Ces processus qui aboutissent à des nœuds, à des impasses, à des blocages, certains ne peuvent s’en passer, ils ont peur de les transgresser. Mais d’autres refusent de les vivre. Ces deux réactions opposées se produisent souvent au sein d’une même famille : si l’on ne parvient pas à une certaine souplesse, à un compromis, à un « modus vivendi », il y a nécessairement un perdant, qui peut alors fuir la toile d’araignée dans laquelle il se sent englué par une attitude schizophrénique, c’est-à-dire coupée de la réalité.
Voilà ce que je me suis contenté de dire, car il est temps d’en prendre conscience. Mais je n’ai jamais soulevé les enfants contre les parents, je n’ai jamais écrit que les premiers étaient les bons, et les seconds les méchants.
Sur un plan beaucoup plus général, il faut bien se rendre compte que, ces vingt dernières années, dans les pays d’Occident, la famille s’est, pour la première fois dans son histoire, nucléarisée, brisée en morceaux. Auparavant, les parents s’occupaient des enfants, travaillaient pour eux : l’unité familiale dépendait de l’aide et de la viabilité fonctionnelle, économique et sociale des parents. Une tension terrible pesait sur leurs épaules.
Si l’on abandonne ces anciens nœuds familiaux, on se retrouve complètement déraciné, avec un noyau familial atomisé c’est à peu près ce qui arrive à des millions de gens dans les villes, aujourd’hui. Le changement à tous les niveaux, sur trois ou quatre générations, à été fantastique. La famille, en tant qu’institution sociale, en a subi l’énorme contrecoup.
Le succès de films comme La Saga des Forsythe, Les Thibault ou Les Boussardel est une façon nostalgique de se raccrocher à des valeurs aujourd’hui agonisantes. Je ne vois rien de capable, dans un proche futur, de recoller les morceaux du bloc familial. Aujourd’hui, si l’on veut des enfants, il faut comprendre qu’on est dans une situation de transition : il s’agit d’utiliser au mieux la souplesse de notre société occidentale « pluraliste » et contradictoire, pour adopter le style de vie le moins désagréable possible dans ces conditions.
L’Express : L’importance que vous accordez au contexte familial dans le traitement d’un malade a renouvelé l’étude de bien des cas. Est-ce tout ce qui vous sépare de la psychiatrie traditionnelle ?
R. L. : Non, car la psychiatrie traditionnelle a toujours tendu à dire que la maladie avait une progression insidieuse, qui allait s’aggravant, et qu’on ne pouvait rien y faire, sinon améliorer l’état du patient, ou dissiper certains symptômes, à l’aide par exemple de tranquillisants. Mais personne ne s’est jamais attaqué aux causes de la maladie.
Il y a d’ailleurs un malentendu total. Mon attitude ne doit rien à une sorte de romantisme morbide. Je n’ai jamais encouragé personne à devenir psychotique. Je n’ai jamais dit nulle part, quand j’ai tenté de présenter, de la manière la plus fidèle possible, ce qu’est une expérience psychotique, que c’était un jardin de roses. La psychose est un monde de terreur et de confusion, d’effroi, d’horreur et de consternation. Je n’ai jamais singé les joueurs de flûte, psalmodié : « Venez, entrez dans le monde heureux de la folie, chemin de la libération. Devenez fous pour en sortir régénérés. » Je n’ai jamais dit aux gens de cultiver leur folie.
J’ai dit que, lorsque cela arrive, lorsqu’un être est happé par la folie, la société, pour son bien même, doit chercher la place la plus judicieuse où le mettre et que, la plupart du temps, la dernière à envisager était l’hôpital psychiatrique.
L’Express : Pourquoi ?
R. L. : Parce que, si j’était fou ou proche de l’être, ce lieu d’isolement et de coercition permanente m’achèverait.
L’Express : Mais il y a des gens qui, d’eux-mêmes, réclament une assistance médicale ?
R. L. : Oui, certains patients se sentent à l’abri entre des murs, avec une garde, un docteur, des infirmières. Très bien, qu’on les hospitalise ! Mais la grande majorité n’est pas dans ce cas !
Mme Bassaglia, la femme de ce psychiatre qui a entrepris en Italie une expérience anti-institutionnelle, dans un établissement où les malades étaient soignés librement, pouvaient entrer et sortir à leur guise de l’hôpital, m’a raconté cette histoire qui l’a frappée : pendant la Seconde Guerre mondiale, deux malades enfermés dans un asile que le personnel hospitalier avait évacué à cause des bombardements, s’étaient trouvés, en quelque sorte, libérés par la guerre. Ils vécurent dans le village, sans qu’on sache qui ils étaient, et prouvèrent à tous leur parfaite santé mentale, ne perdant jamais leur sang-froid, même aux pires moments. Vint la paix. On les enferma de nouveau. Pourquoi ? Vous trouvez que c’est juste, vous, d’enfermer ces gens parce qu’on a simplement, un jour, dans le passé, déclaré qu’ils étaient fous, alors qu’ils ont prouvé à tous que, s’ils l’avaient jamais été, ils ne l’étaient plus ?
Les asiles d’aujourd’hui sont conçus pour enfermer ceux qui inspirent la terreur par leurs idées, tout simplement parce qu’elles ne sont pas comme les autres. On refuse d’admettre la différence, on la taxe de folie. Dans un sens, enfermer les écrivains opposants au régime soviétique dans des asiles est un aboutissement logique d’un tel système.
L’Express : Est-ce pour cette raison que vous avez fondé une communauté anti-institutionnelle, c’est-à-dire sans hiérarchies ni contraintes, à Kingsley Hall ?
R. L. : La question se posait : où pouvait-on trouver aujourd’hui, dans une grande ville comme Londres, droit d’asile ? Un droit à un asile spirituel et mental où les gens pouvaient aller se réfugier, et dont ils pourraient partir quand ils le voudraient. À l’époque où j’ai fondé cette institution, ce qui me frappait c’était l’absence totale, et qui crevait les yeux, au milieu de tous les propos théoriques et idéologiques qui se tenaient, d’authentiques asiles, sanctuaires, havres ou refuges, que ne trouvaient jamais ceux qui se sentaient désespérés ou psychiquement incapables de lutter.
Il y a aujourd’hui, dans Londres, cinq hôpitaux qui fonctionnent selon les grandes lignes de la politique mise pour la première fois en pratique à Kingsley Hall. Là-bas, c’était le contraire d’un hôpital psychiatrique, il n’y avait ni direction, ni malades, ni médecins : on laissait les gens aller jusqu’au bout de leur voyage au sein de la folie, remonter dans le temps, régresser, redevenir adolescent, enfant, embryon, se délivrer de leurs chocs et de leurs traumatismes. Évidemment, nous refusions l’usage de tranquillisants brutaux et d’électrochocs, qui effacent l’expérience. Il ne faut pas que le témoignage du malade soit formulé a posteriori incomplètement et à partir des bribes de souvenirs déformés.
Car, lorsque l’esprit vient à craquer, ce n’est pas nécessairement une perte sèche pour le malade : la confusion met en lumière certains aspects, qui peuvent être tout à fait enrichissants pour l’exploration de la pensée. Je ne dis pas qu’il faut devenir psychotique dans ce but, mais qu’il faut utiliser les aspects positifs ou qui peuvent le devenir de la psychose.
Il ne faut plus asservir le malade à la prise de tranquillisants, pendant des années et des années, ou pour le reste de sa vie si nécessaire, sous prétexte que c’est l’unique solution pour que la crise ne revienne plus jamais. On efface peut-être les symptômes apparents, on ne s’attaque pas à la racine du mal.
L’Express : Mais si les malades deviennent dangereux ? S’ils viennent chez vous vous attaquer ?
R. L. : J’appellerais la police. Même les hippies se mettent sous la protection de la police. Si l’on m’attaque en tant que personne privée, je défends ma vie privée. Je n’ai pas à ménager un agresseur parce qu’il est malade. Il faut d’abord le mettre hors d’état de nuire, puis le soigner.
Quand un malade menace la société, c’est évidemment un gros problème. Mais de la même manière qu’un schizophrène est moins actif sexuellement, ses impulsions agressives sont moins fortes que chez un homme normal. On s’est rendu compte, il faut le souligner, en comparant schizophrènes et gens normaux, que les seconds commettent plus d’actes violents que les premiers. Je ne dirais pas évidemment la même chose pour un paranoïaque.
Mais un asile ne doit pas être assimilé à une prison.
L’Express : Est-ce qu’à Kingsley Hall on ne risquait pas de recréer une autre sorte de famille et de nœuds familiaux ?
R. L. : Bien sûr, on y apportait des bagages familiaux, comme on le ferait à l’intérieur de n’importe quel groupe de gens vivant ensemble dans un but commun. Mais la nouveauté, c’est le regard que l’on jetait sur les liens qui se créaient entre les personnes. À travers les interactions qui surgissaient, on tentait de saisir la règle du jeu. Le seul fait d’observer et de comprendre ces interactions en modifiait le caractère. À travers les discussions et les constations, on débrouillait un écheveau particulièrement noué, et qui semblait, à beaucoup de ceux qui venaient, inextricable.
L’Express : Quelle est alors pour vous la définition du bon psychiatre ?
R. L. : Je rêve d’une connaissance médicale qui engloberait, comme dans l’Antiquité, les connaissances des structures mentales, émotionnelles et anatomiques, des processus physiologiques et des échanges chimiques au niveau moléculaire, d’une part, et, de l’autre, la relation de tous ces facteurs aux processus sociaux.
Quand un physicien de l’époque d’Hippocrate allait visiter un village, on attendait de lui qu’il fût au courant des vents dominants, des changements de température, de l’humidité ambiante. On attendait aussi qu’il connaisse la nature du système social de l’endroit, son orientation économique et astrologique. Il avait à prendre conscience du contexte global avant d’apprendre ce qui s’était passé dans le corps des gens, s’ils avaient la fièvre, tremblaient, ou émettaient des sons bizarres. On ne s’attendait jamais qu’il jette un bref coup d’œil sur le malade en le coupant de son contexte. Le contexte faisait partie de la réponse à une situation donnée… C’est un facteur sur lequel les médecins d’aujourd’hui ont généralement appris à poser des œillères. On les entraîne à une forme extraordinaire d’aveuglement professionnel, presque inhérent à leur profession.
Les psychiatres doivent rejeter ce genre d’attitude. Autrement, ils agissent un peu comme quelqu’un qui traiterait, pour un mauvais état sanguin, un client qui revient perpétuellement avec un œil au beurre noir, en refusant de voir la raison pour laquelle l’œil refuse de s’éclaircir : quelqu’un se tient derrière la porte et frappe d’un coup de poing le pauvre gars chaque fois qu’il repasse. Le médecin ne voit pas le coup, il voit seulement l’œil au beurre noir et croit qu’il s »agit de quelque défaut génétique.
L’Express : Pensez-vous que cet esprit d’analyse et cette incapacité de synthèse soient propres à notre civilisation ?
R. L. : Il y a un phénomène curieux : notre civilisation produit des gens qui se remuent beaucoup pour comprendre et préserver le réseau de communications qui régit tous les aspects de l’univers, conçu comme un village global. Et, au même moment, elle secrète un aveuglement total sur elle-même, sur son propre contenu aveuglement qui semble contredire le désir qu’elle a de bien fonctionner. En d’autres terme, il semble que notre civilisation soit celle du paradoxe : elle engendre en même temps une hyperlucidité frénétique sur l’enchaînement de ses processus. Et un aveuglement farouche quant à la portée de ces processus mêmes.
L’Express : La vraie barrière entre le médecin et le malade, c’est la maladie, la psychose. L’une des manière de l’abolir est, semble-t-il, pour vous, la drogue. On vous a souvent reproché de confondre expérience psychotique et expérience psychédélique…
R. L. : Écoutez, je reçois une flopée de lettres. Les gens m’envoient des poèmes, des histoires, des livres, des dessins, et un tas de récits sur les expériences qu’ils ont vécues. Surtout les Américains. Beaucoup d’entre eux ont pris du LSD et beaucoup d’entre eux sont des psychotiques. Je reçois en particulier des lettres de malades enfermés dans des hôpitaux psychiatriques se demandant si je peux les sortir de là, parce que personne à la ronde n’a vraiment connu ce qu’ils sont en train de traverser. Ils répètent encore et encore que leur maladie est comme un mauvais « voyage » provoqué par la drogue. La drogue est donc un moyen d’approcher le plus fidèlement possible ce que peut être une expérience schizophrénique. Voilà son utilité. Sans aller jusqu’à dire que ce genre de sensation soit l’unique que l’on qualifie de schizophrénique !
Or, il se trouve que beaucoup de mes écrits trouvent un écho chez des malades qui, pour la première fois, reconnaissent un reflet de ce qu’ils vivent. Pour la première fois, ça leur parle. Et ce sont à coup sûr les meilleurs juges pour dire si j’ai raison ou tort dans ce que je dépeins, et que, précisément, ils expérimentent. Bien meilleurs que les psychiatres. Ceux qui ont eu une crise, et en sont revenus, ont seuls autorité pour parler de la schizophrénie, cette fameuse maladie que personne n’arrive à définir et qui emprisonne le malade dans un monde intérieur effrayant.
Tout ce que je demande, c’est qu’on les écoute. S’ils disent que le miroir que je leur tends est le moins menteur de ceux que les psychiatres leur ont jamais tendus, voilà mes vrais critiques.
L’Express : Mais la drogue, le LSD, c’est dangereux. Faut-il le conseiller à des malades ?
R. L. : Mais je n’ai jamais dit de prendre de la drogue. Je n’ai jamais caressé l’idée de baptiser qui que ce soit au LSD, comme Timothy Leary, qui est pourtant un ami, et que l’on vient d’arrêter à nouveau en Californie.
L’Express : La Nouvelle Gauche voit en vous un leader : elle affiche votre poster à côté de ceux de Marcuse et de Wilhelm Reich…
R. L. : C’est le privilège des gens de voir en moi ce qu’ils veulent. Ils sont libres. Je le suis aussi de ne prendre et de n’avoir jamais pris aucune position particulière, sinon d’observer la nature humaine et les conditions sociales, économiques, géophysiques qui régissent la vie de l’homme. J’essaie de communiquer ce que je vois aux autres. Je ne me précipite pas, tête la première, pour changer la nature des choses, avant d’avoir songé à la manière de le faire. J’énonce seulement les vérités que je découvre. Si une telle attitude apparaît comme révolutionnaire, alors, je suis d’accord.
L’Express : Pourtant, on dit que vous menez les mêmes combats que Herbert Marcuse ?
R. L. : Pas du tout. Je suis trop individualiste. Quant aux idées de Wilhelm Reich, dont vous parliez tout à l’heure, elles sont très souvent contestables. Et il a vraiment fini fou, vous savez. Malgré mes affinités avec Sartre , je ne me sens pas spécialement mobilisé, engagé dans un effort pour préserver ou détruire des structures.
L’Express : On dit encore que vous vous intéressez plus à la schizophrénie, cette maladie sans critères cliniques bien définis qui coupe le malade du réel, qu’aux autres troubles ?
R. L. : C’est une impression fausse. Je n’ai jamais consacré aucun des huit livres que j’ai écrits à la schizophrénie seule. J’ai écrit aussi sur bien d’autres formes de troubles, mentaux ou sociaux, et sur la vie ordinaire, quotidienne.
L’Express : Que signifie, dans votre bouche, « la vie ordinaire, quotidienne » ?
R. L. : On pourrait dire aussi la vie sans étiquette. Il arrive qu’on mette l’étiquette « psychotique » sur le front de gens affectés de fonctions désordonnées, de psychopathologies, ou bien de pathologies chimiques et moléculaires. Cette étiquette modifie le champ social dans lequel il (ou elle) va opérer, pendant un certain temps, voire pour toute sa vie. Mais une bonne partie de la vie peut se dérouler sans que ce genre de choses arrive. C’est ce que j’appelle la vie ordinaire.
L’Express : Vous parlez toujours du voyage au sein de la folie, jamais de la guérison. Est-ce que ça existe, la guérison ?
R. L. : Oui, je crois. De temps à autre, quelqu’un raconte comment il en est sorti. Dans Soi et les autres, je donne des exemples. Il m’est arrivé de rapporter des observations que j’avais faites sur des êtres qui s’acheminent vers la guérison. Mais je pourrais dire si l’on pouvait distinguer, en les lisant, la description de la délivrance de celle de la rechute. Si c’était aussi simple que ça, il serait plus facile de soigner les gens, de distinguer l’état sain et l’état de folie. Peindre la guérison, c’est comme peindre le réveil après le sommeil. Nous nous réveillons chaque jour, mais il serait difficile de détailler cette sensation, car tout se passe trop vite, l’espace d’un déclic.
L’Express : Si vous ne pouvez définir la guérison, pouvez-vous donner une définition de la psychose ?
R. L. : C’est difficile à décrire aussi. C’est un état proche de la situation où quelqu’un parlerait sans s’efforcer de comprendre l’autre. Certains ont un registre de compréhension étendu, d’autres très mince, ils ne peuvent pratiquement rien comprendre qui sorte du cadre très étroit de leurs préjugés. À l’autre extrémité de la chaîne, il y a une minorité de gens, les psychiatres, qui ont apparemment la capacité de saisir les préoccupations de ceux qui ne trouvent personne pour les comprendre. Or, trouver quelqu’un qui comprenne cette agonie particulière d’absolue solitude change tout le caractère de ce qu’on pourrait appeler la description clinique de la maladie. Quelqu’un, enfin, semble savoir qu’on est un être humain et dans quelle mesure on n’arrive plus à se sentir comme tel.
L’expérience extrême d’aliénation totale dans l’isolement (à laquelle sont sujets bien des gens qui disent entendre des voix) n’est pas du tout nécessaire. Beaucoup de sentiments de ce genre, pris pour les symptômes d’un état psychotique, sont simplement les produits secondaires de l’imperméabilité des êtres au monde, et disparaissent quand ils trouvent quelqu’un qui les « écoute ».
L’Express : Lors d’un récent congrès de psychanalyse tenu à Londres, le Dr Joshya Bierer a déclaré qu’à la limite on pouvait dire que la schizophrénie ça n’existe pas.
R. L. : Il n’y a pas de fumée sans feu. Mais il est vrai qu’on ne peut donner, de la schizophrénie, que des descriptions par la négative. Le terme de schizophrénie, tel qu’on l’utilise aujourd’hui, trouble les eaux les plus claires, et obscurcit les choses plus qu’il ne contribue à les clarifier.
L’Express : Selon une statistique récente, il y aurait une proportion de deux femmes hospitalisées en Angleterre pour un homme, et, aux États-Unis, de trois pour un. Les femmes sont-elles plus folles que les hommes ?
R. L. : C’est une question difficile. Phyllis Chesler, qui enseigne la psychologie à l’Université de New York remarque que 90 % des psychologues et psychiatres américains sont des hommes, alors que la plupart des malades sont des femmes. Selon elle, il y a deux poids, deux mesures : un homme qui manifeste son indépendance, revendique, est considéré comme normal ; une femme du même tempérament est « émotionnellement malade ».
Je pense qu’il y a, dans tout cela, deux facteurs qui sautent aux yeux : des études ont été faites sur le milieu social des malades diagnostiqués « schizophréniques » ou « psychotiques ». On a pu voir qu’en Amérique les psychiatres répugnent plus à énoncer ce verdict pour des clients issus de la moyenne bourgeoisie que pour ceux de la classe ouvrière. Un riche n’a-t-il pas beaucoup à perdre ? Il portera le stigmate de son diagnostic pour le reste de sa vie. Il ne pourra plus siéger à son comité de direction, diriger une boutique, être respecté à l’usine. Il n’y a qu’à voir ce qui est arrivé au sénateur Eagleton, dont a dû se séparer McGovern au cours de la récente campagne présidentielle, aux États-Unis.
Le public ressent moins la gravité de la situation, sur un plan économique, pour une femme. Sa vie de ménagère et de mère n’en sera pas, lui semble-t-il, outre mesure affectée. Voilà le premier point.
L’autre point est, bien sûr, que nombre de psychiatres, comme le souligne Mme Chesler, sont des hommes. La position idéologique de supériorité, si l’on peut dire, qu’ont inventée les hommes, et qui rassure encore certains d’entre eux, pèse sans doute moins sur eux que sur les femmes qui trouvent des difficultés supplémentaires à s’adapter aux standards de la normalisation masculine.
Enfin, il faut surtout voir dans quelles circonstances on va consulter un psychiatre : on est souvent amené par quelqu’un. Dans ses récentes études sur la lobotomie, cette opération qui consiste à enlever une partie du cerveau régissant telle ou telle partie du corps et des sentiments, le psychiatre américain Peter Breggan découvre que trois femmes pour un homme, environ, ont été soumises à cette opération. Et quand vous regardez les prétendus résultats de la lobotomie (quels sont, en la matière, les critères de succès ?), cela fait froid dans le dos : les femmes, après l’opération, dit-il, étaient supposées faire mieux la cuisine !
Elles ne marquaient plus d’insatisfaction, elles n’entraient plus dans de violentes crises de colère, elles allaient plus docilement conduire ou chercher les enfants à l’école, faire le marché et cuisiner le repas de l’homme qui rentrait tard du travail, etc. Vu d’un certain point de vue, c’est une splendide adaptation à la vie quotidienne ! Mais, d’un autre point de vue, voilà une femme dont on a charcuté le cerveau pour la transformer en vache docile et repue, moins mécontente de sa position d’opprimée sociale et économique.
Tous ces facteurs entrent en ligne de compte. Non que les femmes soient plus folles que les hommes. Certainement pas.
Mais, dans de nombreux secteurs de la société européenne et américaine, elles sont totalement désavantagées économiquement, socialement, émotionnellement, face à l’homme qui concentre tous les pouvoirs.
L’Express : Le Mouvement féminin de libération de la femme, en Amérique, s’élève violemment contre la psychiatrie et reproche en particulier à Freud de réduire les femmes à rêver toute leur vie d’un organe masculin dont elles seraient amputées. Vous qui êtes, peut-on dire, d’obédience freudienne, comment jugez-vous cette position ?
R. L. : Les femmes américaines ont fait un travail intellectuel proche de celui de Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe il y a près de trente ans. Mais c’était une position de combat. Nous sommes encore en train d’attendre une étude, sur les relations entre hommes et femmes, à la fois profonde et nuancée. Je pense que Freud lui-même est assez peu nuancé dans sa théorie du sexe bien que personne ne soit allé aussi loin que lui. Mais, évidemment, ce n’est pas très nuancé, car le fossé entre la Vienne du temps de Freud, il y a plus d’un siècle, et le Londres ou le Paris d’aujourd’hui, est énorme. Et Freud n’a pas pu totalement se soustraire à l’influence de son époque.
L’Express : Pourtant, c’était l’ami de Lou Andréas Salomé, l’une des ancêtres du Mouvement féministe, l’amie et la muse de Nietzsche et de Rilke ?
R. L. : Je pense qu’en fait on s’attaque au ton de Freud plus qu’au fond de son œuvre : par exemple, dans son dernier essai sur les femmes, il cite un de ses amis qui en parle avec lui et dit : « Bon, après tout, elles sont encore ce qu’on a de mieux dans le genre. » C’est une remarque de cette espèce qui engendre le malentendu ; certaines femmes se sentent offusquées ; d’autres la considèrent seulement comme un mot d’esprit. Je ne me sentirais pas offensé si une femme disait que les hommes, c’est encore ce qu’il y a de mieux dans le genre !
Mais, dans le cas de Freud, cela va plus loin : il y a des histoires qu’il raconte, et qui prennent sous sa plume un éclairage ambigu. Cela ne touche pas seulement aux femmes, mais à la vision qu’il avait de ce que peut être ou ne peut pas être la vie érotique ; cela manifestait plutôt un désaccord profond avec un romantisme contemporain bien particulier.
L’Express : Pouvez-vous donner un exemple de cet éclairage « ambigu » ?
R. L. : Un de ses premiers cas fut celui d’une jeune fille de dix-huit ans, qui avait des difficultés pour parler et respirer, et qui ressentait, dans la poitrine, une oppression. Or il explique qu’un M. K., ami des parents de la jeune fille, l’avait embrassée, quelques années auparavant, et lui avait proposé une aventure. Une partie de la difficulté semblait être qu’elle insistait pour en parler à tout le monde. Freud la vit trois mois, puis elle disparut un temps, puis revint. Les symptômes d’oppression avaient alors disparu, mais elle ne tenait toujours pas mieux sa langue, et pour cette raison, Freud interrompit le traitement.
Le fin mot de l’histoire était que la jeune fille désirait avoir une aventure avec M. K., dont la femme avait eu une liaison avec le père de la jeune fille. Et, apparemment, le père n’avait rien contre cette sorte de « troc lévistraussien », pourrait-on dire, entre sa propre fille et la femme de M. K. Peut-être même que M. K. y avait songé. Ce que Freud ne fit pas fut d’entrer dans un type d’analyse structurale du réseau interfamilial et social dans lequel se trouvait la jeune fille, et de ne plus voir dans cette maladresse d’élocution un symptôme hystérique, mais le reflet de l’impasse dans laquelle elle se trouvait entre la nécessité de verrouiller une vérité à double tour, et la tentation simultanée de l’énoncer.
Freud se sentait gêné par cette vérité. Pour lui, dans ce cas précis, la prudence sociale coïncidait avec l’équilibre mental, dans une attitude de silence.
On retrouve cette attitude ambiguë tout au long de La Psychopathologie de la vie quotidienne. On y trouve une inversion curieuse : pour lui, la psychopathologie de la vie quotidienne est un lapsus ou un geste irréfléchi révélant une vérité, à tous autres égards cachée. C’est précisément cette faille qui la fait éclater sous les couches de mensonge et d’hypocrisie où elle se dissimule, qu’il appelle la mise en évidence de la psychopathologie. Je me demande pourquoi ce n’est pas toute l’usine à mensonges et à hypocrisie qu’il appelle psychopathologie, pourquoi c’est le rayon de lumière et de vérité qui surgit même par des voies détournées qu’il désigne comme symptôme de la psychopathologie.
L’Express : Quelle était la position de Freud en face des schizophrènes ?
R. L. : Difficile à dire. Car si vous lisez les comptes rendus originaux de Freud sur l’hystérie, la plupart des patients qu’il appelle hystériques, nous les appellerions aujourd’hui, sans doute, schizophrènes.
Mais Freud, déjà, faisait une différence entre les gens qui, selon lui, souffraient d’une névrose de transfert. Quand le terme de schizophrénie a été adopté, on l’a appliqué à des gens avec lesquels les psychiatres et psychoanalystes n’arrivaient pas à enter en contact. L’école de psychiatrie française en particulier, influencée par Minkowski, a établi pour test principal d’un diagnostic de schizophrénie l’incapacité du patient d’établir un rapport affectif. En l’absence de ce rapport, ils appelaient le malade « autistique », c’est-à-dire inséré dans un monde, ou un système, où il lui était impossible d’établir des rapports avec les autres.
Bref, l’école française prenait la position suivante : si un psychiatre n’établit pas de rapports avec le patient, le patient est un schizophrène. Or, c’est aussi bien une incapacité de la part du psychiatre.
Les théories de Freud sont venues à la rescousse des théories de l’école française, en parlant de la névrose narcissique où tout se concentre sur des rêveries intérieures, des processus mentaux, des images, des souvenirs, des rêves qui ne laissent plus aucune place à l’amour, à l’affection, à l’intérêt pour le monde extérieur… et vous vous trouvez alors en face de quelqu’un prisonnier de son propre système, et que vous ne pouvez plus atteindre.
Freud, dans une certaine mesure, partage une responsabilité dans la manière dont tout cela a tourné, mais sa position a été exploitée par des paresseux purs et simples : ce manque de communicabilité est devenu une excuse pour n’avoir aucun rapport personnel avec les schizophrènes. Vous trouvez même des gens pour dire que cela leur fait du mal, lorsqu’on cherche à établir une liaison personnelle avec eux. Alors que faire ? On leur administre des drogues, des électrochocs, et que sais-je encore…
L’Express : Il y a deux ans, vous êtes allé à Ceylan. Toutes sortes de bruits ont couru sur ce voyage. Pourquoi êtes-vous parti pour l’Orient ?
R. L. : C’est un projet que j’avais depuis des années. Je ne voulais pas partir avant que l’expérience commencée à Kingsley Hall ne se poursuive dans de bonnes conditions. J’ai passé six mois à Ceylan, sept en Inde, avec ma famille, pour me reposer.
Je ne sais combien de gens ont une idée romantique de Ceylan et de l’Inde. Là-bas, j’ai simplement pu mettre en pratique des disciplines spécifiques de méditation. J’ai passé la plupart du temps à ne rien faire de particulier. Je n’ai eu aucune illumination, aucun accomplissement de moi-même, je n’ai pas trouvé de réponse, ni d’Hindou qui m’aurait donné à rapporter un message à l’Occident.
L’Express : Pensez-vous que l’Occident ait beaucoup à apprendre de l’Orient ?
R. L. : Le monde entier se trouve aujourd’hui sur les rayons des bibliothèques : le Zen du XIVe siècle en Chine, et les cinq écoles contemporaines de Zen au Japon, et Dieu sait encore combien de pratiques méditatives bouddhisme, hindouisme, etc. Vous y trouverez aussi les traditions occidentales des techniques alchimiques, des prières, des contemplations, toutes les traditions de la mystique chrétienne, tout, sur le même rayon. Voilà un remarquable phénomène transculturel, qui dépasse la culture. Je ne ressens pas tous ces souvenirs laissés par des sages de tous les temps comme « occidentaux » ou « orientaux ». C’est le monde entier, de la Chine à Mexico, qui est couché là. Et la mentalité contemporaine qui, on peut le dire, se manifeste plus fortement dans la jeunesse, s’intéresse à ce genre de choses. Ce n’est pas tellement une question « d’aller vers l’Orient ». En quoi un ouvrage est-il plus intéressant parce qu’il a été écrit à l’est de Suez ?
L’Orient, pour moi, je le répète, c’était le meilleur endroit pour prendre du repos. Un repos pas seulement physique, mais aussi spirituel. Il m’était très reposant d’être dans un lieu où je pouvais sortir de mon propre système social, dans un système où je n’avais à endosser aucune responsabilité, avec lequel je n’avais qu’une relation minimale. Mais ce ne sont pas des lieux reposants pour tout le monde. Pas pour ceux qui y vivent. Il y a eu, au moment où je passais, une insurrection où 6 000 personnes ont été tuées et 12 000 enfermées dans les camps de concentration.
L’Express : Vous sentez-vous concerné par les luttes actuelles sur l’environnement, l’énergie, la pollution ?
R. L. : Je ne suis pas terriblement « engagé » dans ce genre d’affaires. Je pense : « Quelle horreur ! », mais c’est contrebalancé par l’idée que, de toute façon, tout ne peut pas durer éternellement, que tout ce qui commence à une fin. Je ne peux imaginer aucun scénario sur l’espèce humaine qui se dénoue sans la mort de tous les êtres humains, jusqu’au dernier. Toute l’espèce humaine court à un point final, cela doit bien finir un jour. Je suis plus concerné que quiconque par l’être humain, par sa mort, mais la mort d’un individu n’est rien face à la mort de toute l’espèce. L’espèce humaine est une espèce mortelle, comme toutes les autres. Et le dernier homme, femme ou enfant, mourra sans savoir pourquoi il est le dernier.
Rien n’est là pour toujours… Tout surgit et tout tombe. Même les étoiles sont là peut-être pour des centaines et des milliers ou des millions d’années. Pas pour toujours. Les montagnes n’ont jamais été créées pour toujours, ni le ciel, ni les océans. La Terre elle-même va disparaître un jour, comme nous. Quelle différence y a-t-il d’être au milieu, au début ou à la fin du drame que nous jouons ?
L’Express : Alors, quelle importance que les gens soient fous ou non ? Pourquoi les aidez-vous ? Pourquoi les soignez-vous ?
R. L. : Je ne sais pas si j’aide les gens. L’idée que j’ai eue, un jour, de pouvoir les aider s’est dissipée il y a un moment déjà. Les rencontrer chaque jour fait partie du déroulement de la scène générale dont je viens de vous parler. Quant à l’aide que j’apporte ou non, il y a beau temps que j’ai cessé de m’interroger là-dessus.
L’Express : Pensez-vous que les médias ont contribué à changer la conscience humaine ?
R. L. : Oui, je le suppose.
L’Express : Dans quel sens ?
R. L. : En gros, je serais assez de l’avis de Marshall McLuhan. Ses théories correspondent au changement de conscience dont je parlais à propos de la famille, dans le monde occidental. Mais je n’ai pas fait d’enquête concertée. La seule réponse honnête que je puisse faire est : « Je ne sais pas. »
L’Express : Vous parlez rarement du suicide dans vos œuvres ?
R. L. : Ce n’est pas à moi de dire : « Tuez-vous » ou : « Ne vous tuez pas. » Je n’arrêterais personne qui voudrait se tuer, du moment qu’il ne le fait pas devant ma porte. Il y a un vieil adage chinois qui dit que le meilleur moyen de faire du tort à votre pire ennemi, c’est de vous tuer devant sa porte. Si quelqu’un veut se tuer, je serais content qu’il aille le faire ailleurs, et que ça ne me concerne pas. C’est son droit…
L’Express : L’artiste, dans notre société, est-il proche du « fou » tel que vous le concevez ?
R. L. : Ce serait trop facile. Sa dernière pièce, Samuel Beckett l’a composée parce qu’il entendait une voix qui la lui dictait, un murmure ou des cris de femme. Il l’a écrite sous cette emprise. L’art, c’est peut-être qu’il a pu, grâce au théâtre, se libérer de cette parcelle de folie pour la transmettre aux autres et partager avec eux une expérience essentielle. Il l’a communiquée, ce que ne peut faire un psychotique.
L’Express : À l’université de Stanford, en Californie, Colby, Weber et Hilf ont programmé un ordinateur de sorte qu’il « se comporte » de manière paranoïaque. Qu’en pensez-vous ?
R. L. : Je connais mal ce programme, mais je crois qu’en fait ils ont donné à l’ordinateur des instructions contradictoires ; il s’agit là de l’une des théories sur ce qui engendre des produits paranoïaques. En langage informatique, vous avez des données à l’entrée, puis une unité centrale de traitement, et enfin des résultats à la sortie. Si vous voulez utiliser ce schéma pour une analogie provisoire avec le système humain, alors les questions que l’on peut se poser à propos de la psychose sont : est-ce que ça se passe dans l’unité centrale de traitement (le cerveau), qui recevrait donc des données, comme n’importe quelle boîte noire, mais qui les traiterait de manière fausse, produisant des résultats erronés ou « paranoïdes » ? Il y a une autre théorie assez voisine, c’est que certaines personnes peuvent recevoir des données brouillées sans que les autres s’en rendent compte. Or, une unité de traitement normale n’est pas capable de démêler de telles données et tombe en panne, craque, aboutissant, dans le cas de l’être humain, à une lecture psychotique de la situation.
L’Express : Pensez-vous que l’ordinateur puisse aider le psychiatre dans la compréhension du comportement humain ?
R. L. : Je n’ai jamais trouvé que ça pouvait m’aider, moi. Peut-être convient-il d’employer des métaphores à partir de l’ordinateur, mais je tiens à le faire, pour expliquer certains aspects du comportement humain à des gens qui ne peuvent le comprendre autrement. Mais l’ordinateur n’a jamais rien ajouté à ma propre connaissance ou à mon manque de connaissance des êtres humains, qui vient uniquement… des êtres humains.
L’Express : Vous avez eu vous-même une enfance et une éducation que l’on peut taxer de classiques. Comment en êtes-vous arrivé à cette position originale qui est la vôtre ?
R. L. : Eh bien ! je n’ai pas tellement changé. Cela dépend de ce que vous appelez une formation classique, il y a surtout la manière dont on la reçoit. On m’a, en effet, nourri de Shakespeare, des versets de la Bible, de culture presbytérienne et de musique classique. Comme c’était pendant la guerre et qu’on manquait de professeurs, on n’a pu m’apprendre que le latin et le grec, pas de langues vivantes.
Bien sûr, c’est une éducation un peu vieux jeu, mais je prenais très au sérieux ce que je lisais. Par exemple Œdipe que j’ai pu, dès l’âge de quatorze ans, déchiffrer dans le texte original.
J’étais très impressionné aussi par des sonnets de Shakespeare et par l’Ancien et le Nouveau Testament. J’essayais d’en tirer une vision en profondeur du monde et de la nature des choses. Car ce qu’on voit, au fond, c’est ce dont parlaient les anciens Grecs : les gens dorment, les gens sont morts. Toute la tragédie grecque est elle-même fondée sur quatre piliers, matricide, parricide, infanticide, sororicide.
Quant au Nouveau Testament, ce n’est pas spécialement un exemple d’éléments qui décrivent la nature de Jésus, on ne le lit ni ne le comprend réellement si on ne hait pas son père ou sa mère. Toute cela, je le ressentais dans l’enfance, comme je le ressens aujourd’hui.
L’Express : Vous parlez beaucoup de familles. Pas de la vôtre ?
R. L. : J’ai une ex-femme à Glasgow et cinq enfants là-bas, de quinze à vingt ans, trois filles et deux garçons. Et une autre famille ici, avec une femme, un garçon de cinq ans et une fille de deux ans et demi. Les aînés veulent être pilote, coiffeuse, rien d’intellectuel. Ils n’aiment guère mon style de vie. Ils pensent qu’il y a dix ans j’étais plus intéressant. Ils aimeraient que j’aie une belle maison dans le sud de la France, avec une piscine et des invités. Mais je n’ai guère de problèmes fondamentaux avec eux.
L’Express : Et eux avec vous ?
R. L. : Je ne sais pas. Je ne pense pas.